Dame Mermod sur un échafaudage perchée

Si vous savez lire, impossible d’y échapper à La Chaux-de-Fonds: les façades sont constellées de citations d’écrivains. Jane Mermod a peint ces mots. Rencontre.

Peintre-décoratrice, Jane Mermod a participé à la phase concrète du projet «Hauteur·e·s du Temps», idée lancée et suivie par la comédienne et plasticienne Isabelle Meyer. À savoir, peindre 42 citations relatives au temps sur des murs au centre du Locle et de La Chaux-de-Fonds. Il s’agissait de marquer le 10e anniversaire de l’inscription du tissu urbain horloger au patrimoine mondial de l’Unesco. Rembobinons pour aborder le parcours de l’artiste.

Pinceaux habiles

Installée depuis 1985 à la Chaux-de-Fonds, Jane Mermod vit de la peinture sous plusieurs formes. Dès ses début, elle s’implique activement dans la vie culturelle locale. Elle crée des sculptures monumentales pour la plage des Six Pompes et peint la fresque de Bikini Test avec Géraldine Cavalli. Elle travaille à la remise en beauté de la salle à l’italienne du théâtre chauxois. Elle participe aussi au groupe de peintres Anticorps.

Rénovation d’une cage d’escaliers au Petit Château

Depuis, peintre décoratrice indépendante, Jane peint et restaure des cages d’escaliers ornées de trompe-l’œil (faux bois ou faux marbre), rénove des enseignes peintes en ville comme celle des Magasins du Pont Neuf rue de l’Hôtel-de-Ville. En outre, elle réalise des peintures murales chez des particuliers. Enfin, elle enseigne le dessin à l’académie Maximilien de Meuron à Neuchâtel.

Entre deux mandats, Jane s’adonne à son travail créatif. Des animaux aux individus, l’émotion picturale est omniprésente. Témoins, de saisissants portraits de Markus Jura Suisse.

Das Professor (titre choisi par Markus) © J. Mermod

Elle pratique ainsi un métier diversifié collaborant avec des architectes, des restaurateurs d’arts, des théâtres, des fabricants de boîtes de montres ainsi que les Monuments et Sites. Bref, une artiste multi-compétente.

Notons un passage marquant de sa formation: montée à Bruxelles, elle s’inscrit au cours intensif spécialisé en décoration de la prestigieuse école Van der Kelen ce qui débouchera sur des collaborations avec des restaurateurs d’arts tels les ateliers Ställi ou Muttner.

Faux marbre rue de la Paix 15

Triage d’auteur·es

Retour aux façades et aux mots: Isabelle Meyer a imaginé solliciter un large panel d’auteur(e)s afin qu’iels fournissent une brève citation d’une œuvre publiée faisant allusion au temps. Celui qu’il fait ou qui passe, le Temps sous toutes ses coutures. Cette démarche a été soutenue dès le départ par l’association chaux-de-fonnière 1000m d’auteur(e)s dont la comédienne est l’une des fondatrices (précision: cette association n’a rien à voir avec le site 1000METRES.CH).
Avant de récolter la moisson de phrases, il a fallu sélectionner les écrivain·es. Effectué en compagnie de Cyril Tissot (à l’époque délégué culturel de la Ville), le final cut a porté surtout sur des femmes et hommes de plume né·es ou vivant·es ici. D’autres ont simplement passé par ici, comme Hans Christian Andersen.

Trouver des façades

La phase suivante consista à sélectionner les murs idoines: «C’est complexe à déterminer où placer pareils écrits», annonce Jane, «car il faut conjuguer plusieurs éléments, le recul, la visibilité, la fréquence de passage et la possibilité de monter un échafaudage. La composition de la façade intervient aussi: la structure doit être peignable». En effet certains revêtements, comme des crépis trop grossiers, ne se prêtent guère à l’exercice. En résumé, le support doit être adéquat et le dégagement suffisant.

Persuader les proprios

Après ces repérages, restait à contacter les propriétaires concernés. «On a photographié les lieux qu’on aimait et on a envoyé nos propositions aux responsables». Ces derniers ont généralement répondu positivement, à l’exception de la poste. De prime abord, les villes était sceptiques, mais elle ont fini par se laisser persuader.  De même Raffaello Radicchi a donné les feux verts nécessaires pour nombre de ses immeubles.
«Du moment qu’ils mettent à disposition un mur, iels ont chacun·e leurs petites exigences, ce n’est pas simple à gérer» rappelle Jane.
Ainsi, Isabelle Meyer a déployé des trésors de diplomatie et expliqué maintes fois que les détenteurs de façades n’avaient pas le choix des passages cités.

Pour concrétiser «Hauteur·e·s du Temps», il a fallu également de l’argent, fourni en grande partie par la Fondation de mise en valeur du site inscrit à l’UNESCO, somme complétée par des contributions des deux communes concernées.

Remise en état d’une citation © Catherine Meyer

Pépins de vieillesse

Le Temps, un peu comme l’Autre, c’est l’ennemi. Pluie, neige et soleil tapant, les murs vivent, souffrent et se dégradent ou sont rénovés. Il y a dès lors des citations à repeindre, d’autres à retoucher. Certains textes sont même détruits: «À un endroit, la phrase a été refaite deux fois et à chaque fois, quelqu’un l’a effacée. Je viens d’aller la repeindre une troisième fois, mais ailleurs dans le même quartier. On a changé de trottoir en quelques sorte, pour ne plus déranger on ne sait qui, on a pas compris ce qu’il s’est passé», précise, sourire aux lèvres, la peintre tenace.

Artisanat d’antan

La typographie et le type de lettrage a été déterminé par la graphiste Géraldine Cavalli. Elle a produit les fichiers informatiques des modèles de base. Les citations sont en effet imprimées grandeur nature, sur papier normal. «Ensuite, on troue le contour des lettres. On ne découpe pas la lettre comme un chablon, on perfore sa silhouette comme le poinçonnage pratiqué à l’école primaire. Cela donne un poncis que l’on frappe avec une poche à pigment, dite poncette», explique l’acrobate des échafaudages.
Cette technique est utilisée de longue date dans les églises pour préparer les fresques. Petite bourse en gaze, la poncette est remplie d’ouate et de pigment puis fixée sur un manche. On tapote avec celle-ci sur les tirages troués appliqués sur le mur. Puis on remplit de couleur le contour reporté. «Nous avons choisi un noir chaud, légèrement brunâtre», précise la décoratrice.

L’artiste en action © Catherine Meyer

Émotions et réactions

«Ce qui m’a plu dans ce projet c’est d’être témoin de la manière dont la population accueillait les phrases. C’était magique de voir les passants en train de découvrir les phrases en devenir. Souvent, iels voulaient connaître la suite. Or, je n’avais pas forcément le texte entier dans la tête, je peignais lettre après lettre. Les échos étaient rigolos, les gens essayaient de comprendre, voire de deviner la suite de la phrase sans toujours y parvenir. L’accueil des enfant était chou: ils déchiffraient lentement en s’entraînant à lire et s’interrogeaient: Pourquoi c’est écrit ça?
J’ai beaucoup aimé aussi être “suspendue” à ces façades, invisible pour la plupart des passants, et d’écouter les bribes de conversations. Le contact avec la population a été fort chaleureux».

Allergie au schleu

Parmi les 42 citations, il y a une phrase en allemand, une seule. Pour certains, c’était déjà trop: «J’ai entendu des commentaires acerbes sur le fait d’écrire en allemand sur un mur d’une ville francophone. Un automobiliste s’est vraiment fâché “on est pas en Allemagne ici” a-t-il hurlé. Il est reparti pied au plancher».

Jane Mermod se remémore les aléas de la production en plein air: «Suivant la longueur des phrases, cela me prend de nombreuses heures à peindre, réparties parfois sur deux jours. Il faut dès lors suivre la météo souvent capricieuse et gérer l’équipe d’échafaudage qui doit passer en amont. Je ne suis pas non plus disponible tout le temps. Pour ces raisons, j’ai dû constamment revoir mes plannings. Ce travail a été une vraie performance pour moi».

Énigme rouge

Sachez que le petit trait rouge figurant sous certaines phrases indique que le bâtiment ornée de littérature se trouve à plus de 1000 mètres d’altitude.

Un projet de parcours en train touristique est en gestation, mais il ne sera pas possible d’aller lire tous les textes, certains comme au Parc Gallet n’étant accessibles qu’à pied. Enfin, 1000m d’auteur(e)s organise des promenades en ville associant patrimoine et gendelettres, le départ étant fixé de cas en cas, en face d’une façade ornée par un passage de l’auteur honoré.

Un guide de référence

Pour retrouver toutes les citations, un petit ouvrage intitulé, sans imagination «Hauteur·e·s du Temps», a été publié par les éditions 1000m d’auteur(e)s. Outre un plan détaillé des emplacements, il fournit une bibliographie sélective de chaque auteur(e), sa photo, sa date de naissance. Enfin tout le monde n’a pas joué le jeu: certain(e)s sont muet(te)s sur leur âge…

De nombreuses personnalités du monde littéraire et artistique d’ici ont collaboré à ce guide dont le principal mérite est de replacer dans leur contexte livresque les citations.
Deux plans, 96 pages , 25 .- CHF
à La Méridienne, Payot, Les Mots Passants, Billetterie du Théâtre.

Entretien avec Jane: Emeline Fichot