«L’œuvre parle» Susan Sontag
«Nous n’avons pas en art, besoin d’une herméneutique, mais d’un éveil des sens.»
Essayiste, écrivaine, activiste de gauche, figure de la contre-culture new-yorkaise, militante antimilitariste, Susan Sontag a tout au long de sa vie tenté de trouver une balance entre la pensée et l’action, entre la nécessaire réflexion sur le monde nous entourant et les agissements possibles qui pourraient le rendre viable. Il y a chez elle la prodigieuse faculté de mélanger l’érudition la plus pointue avec une écriture incomparablement belle. Une pensée fluide dans un esprit libre !
On va s’intéresser ici à son recueil d’article intitulé L’œuvre parle qui vogue d’un univers à l’autre selon les essais. Susan Sontag y disserte avec la même passion au sujet de William Burroughs ou d’Artaud, des happenings ou de Godard, de Leiris ou de Pavese, des films catastrophes ou du porno.
Elle milite pour un art
qui doit être ressenti
et non pas expliqué…
Cette compilation rédigée au début des années soixante s’ouvre par l’article Contre l’interprétation qui avait eu un écho monstrueux sur toute l’avant-garde artistique new-yorkaise de l’époque. Elle y milite pour un art qui doit être ressenti et non pas expliqué… pour une relation spontanée et instinctive à toute forme de représentation… Halte aux métadiscours et aux explications objectives ! Susan Sontag dénonce les travers d’une trop longue tradition intellectuelle occidentale s’évertuant à interpréter les œuvres alors qu’elles ne sont que vagues intuitions pour leurs créateurs… que vagues sensations pour leurs contemplateurs…
«Interpréter c’est appauvrir, diminuer l’image du monde – lui substituer un monde factice de “significations”.»
Les essais de Susan Sontag sont souvent construits sous la forme d’une succession d’articles explorant un thème plus ou moins similaire. Chacun devenant une extension du précédent…
Il y a dans cette démarche
une posture anti-intellectuelle
où la pensée se déploie avec fluidité
sans s’alourdir d’improbables concepts
Tous les autres articles de L’œuvre parle rebondissent à partir de Contre l’interprétation, faisant de ce recueil une suite de tableaux ou d’esquisses sur une réalité commune. Il y a dans cette démarche une posture anti-intellectuelle où la pensée se déploie avec fluidité sans s’alourdir d’improbables concepts … les idées s’enrichissent de leurs ondulations, dansent au rythme d’une musique parfaite sans trébucher sur une absurde justification de leur raison d’être… D’une réflexion appelée William Burroughs et le roman à un article sur Les happenings, Susan Sontag instaure un dialogue entre différentes formes afin de mieux entrevoir ce qui les rapprochent. Elle insiste par exemple sur les expérimentations de Burroughs qui tentait avec ses cut-up de se rapprocher de la vitesse de saisie d’une caméra.
Du nouveau roman au cinéma avant-gardiste en passant par la pornographie, Genet ou Levi-Strauss, elle explore à travers les formes artistiques et les faits de société qui l’entourent, la nécessité de changer son regard sur la culture en général… Il faut commencer par stopper cette inégale hiérarchisation des œuvres et des espaces comme le cloisonnement des supports et des genres. Pourquoi continuer de considérer la science-fiction comme du pur divertissement ou conserver un mépris craintif à l’égard des œuvres artistiques érotiques se demande Susan Sontag ?
«Toute notre culture est fondée sur l’excès, la surproduction. Le résultat est un inévitable défaut dans l’expérience sensible.»
Le monde actuel est malsain, pollué, schizophrène, empêtré dans des guerres infinies, piégé par la production outrancière, la catastrophe guette chaque jour un peu plus, les idéaux maussades ressurgissent des sanies encore fraiches des guerres passées. Dans ce genre de contexte, quand les individus sont tellement enchaînés aux puissances économiques et politiques qui les oppressent, c’est les facultés sensorielles de tout un chacun qui menacent de s’ébranler, de s’ankyloser et se faner. Mais ces périodes troubles voient aussi émerger du chaos global les œuvres les plus puissantes et dérangeantes, les plus sales et déviantes, les plus pertinentes et hantées… comme si pour comprendre la folie destructrice de l’humanité, il s’agissait d’arpenter les zones obscures de nos individualités chancelantes.
D’un article sur Jean Genet titré Une fleur du mal à son questionnement sur les Images du désastre en passant par le rapport étrange que Michel Leiris entretenait avec son corps, c’est différents pans des phobies humaines qui sont ici arpentés et mis en relation.
Susan Sontag nous rappelle qu’il y a cette indubitable réalité du corps et la ténacité pesante de la matière…
le fossé creusé par les pensées …
le puits de l’inconscient …
l’héritage encombrant de la chrétienté,
de la science,
de la raison,
des explications …
l’ablation du domaine sensible …
Susan Sontag nous rappelle
qu’on n’est pas dans la merde…
«Il semble que, depuis les premières conséquences de la Révolution industrielle, l’homme d’Occident ait été soumis à un processus d’anesthésie sensorielle massive (fort comparable à ce que Max Weber nomme “la rationalisation bureaucratique”), tandis que l’art moderne n’a cessé de lui appliquer un traitement de choc pour, à la fois confondre sa sensibilité, et lui des révéler des possibilités nouvelles.»
Sans date