Dejan, écriture-slogan du comptoir de l’Anta

En quelques semaines en 2022, le bouquin fut épuisé. Devenu culte, Club Nothing fête sa troisième édition. Coup de maître de Dejan, friand de genèse nuiteuse, de sons et de ce bar.
Voici le parquet alcoolisé de l’Antabuse comme si vous y étiez, avec le regard raffiné de l’auteur au milieu de «toute la folie titubante d’un monde encore à (re)construire». Guide habile, créateur nocturne, amateur de musique, de livres et de bière aussi, Dejan Gacond sait tenir lectrices et lecteurs de tout poil en haleine.
Phrases courtes ou super longues, on ne peut savoir à l’avance où l’on s’aventure; on se précipite donc tête baissé sur cette prose rappelant Charles Bukoswski.

Un pur récit chauxois édité par Label Rapace, une typo sans doute sélectionnée par Augustin Rebetez, habile dénicheur de talents. Rebetez a fondé ce label en compagnie de Baby Volcano. Entre autres talents bien entendu, LE Rebetez a aussi pensé à transformer Dejan en gardien de sa Maison Totale l’été.
Où l’on perd pied
Clin d’œil fabuleux, Augustin et Dejan ont inauguré un Club Nothing au sein de cette maison totale! Le bruit court qu’on y trouverait les derniers exemplaires encore vivants de ce bouquin en voie de disparition.
Autrement écrit, à la manière de l’auteur: «Un livre sur un bar devient le bar du musée de son éditeur… dans lequel travaille l’auteur du livre qui a donné son nom au bar… » Quadruple réitération, atchoum!!!!
Revenons au descriptif endiablé du bar chauxois.

Relié velours, très loin
L’inattendu fait le charme de cet ouvrage imprimé en Inde par Perfect Printers, nom prédestiné pour assurer l’impression d’une prose de première classe!
Plaisir des yeux et plaisir de la main, on tient un vrai livre entre les doigts sans craindre de le voir se démantibuler à la seconde lecture.
Car, pardon du peu, c’est relié main par l’artisan Anvar P. Abdul, dont il ne manque que la photo en dernière page.
Laisser courir l’imagination
sans illustration
Cette absence de photos est cohérente: pas de dessins ou de clichés-choc dans ce recueil. On tient là des potins finement brodés sur un canevas d’interminables soirées au bar ou de longues journées passées sur la terrasse de L’Antabuse, minuscule établissement sis rue de la Serre 17. L’ancien ABC pour celleux qui chercheraient dans leur mémoire.

Dans Club Nothing, on tourne beaucoup de page blanches, interludes immaculés pour respirer dans ce feuilleton outrageusement alcoolisé.
Reportage au long cours
L’Antabuse est un espace atypique, refuge de tout ce que compte La Chaux-de-Fonds d’êtres décalés, d’artistes, de poètes, musiciens, punks jeunes ou vieillis, d’amis de la clope et des chopes.
Dejan y a servi des bières et bien d’autres choses pendant une quinzaine d’années, c’est dire si l’enquête est crédible à défaut d’être chiffrée.

Pourtant la fresque tient en haleine sans statistique. Magie des mots et des allusions sonores, on se prend à imaginer les sons déchirants, certains morceaux sans cesse répétés, les bredouillements avinés, les hurlements des métalleux au babyfoot ou des clients à quatre pattes.
Ça transpire le vécu, ça flaire le dégueuli, ça vit.
Avis divergents
J’ai demandé à quelques clients de l’Anta ce qu’ils pensaient du bouquin. Iels connaissent, en ont entendu parlé, peu l’ont vraiment vu, encore moins lu. Club Nothing fait semble-t-il, partie des OCMI, Objets Connus Mal Identifiés.
Un des barmen interrogé n’a pas aimé les descriptions trop précises à son goût des musiques, les fans absolus n’ont pas réussi à articuler autre chose que «Super» ou «génial». Une lectrice délicate a décroché, «je n’ai pas réussi à finir, c’est trop trash».

Bon, mon essai de micro-bar ne reflète pas l’avis des plus de 600 acquéreurs de ce petit bijou. Courez à la Bibliothèque de la Ville (j’ai vérifié, il figure au catalogue) si vous n’avez pas envie de courir après les rares exemplaires en circulation (presque tout le dernier tirage a été écoulé).
Car il faut impérativement lire Club Nothing pour ne pas courir le risque que ce bar ferme faute de combattants ou à cause d’une rénovation casse-gueule et spéculative ordonnée par un proprio en mal d’investissement. Il vaut en effet la peine, après lecture de se rendre à l’Antabuse pour respirer l’ambiance du lieu, même si elle évolue aussi vite le climat.
Patchwork de révolté∙es
En parcourant ces histoires, on se prend à croire en cette foule de marginaux mâtinée d’habitué∙es, population ayant servi à l’auteur sa matière première. Ensembles, ils forment une fresque de la marge, rendue (vomie?) par le barman Dejan.
Habillement, pas de noms ou de surnoms (si, un en page 48, à propos d’un mec prenant une cuite carabinée) dans ce bouquin, celleux qui savent peuvent décoder; pas besoin de connaître les détails pour être touché par l’humanité en rase-mottes grouillant dans ce rez-de-chaussée chargé d’histoire(s).
En direct du comptoir
L’émotion est à fleur de zinc, preuve que Dejan maîtrise son sujet. Pendant les années passées à servir derrière le bar, il était aux premières loges en quelque sorte, pour suivre, voire participer aux fiesta d’enfer habituelles à cet endroit.
Meilleur exemple: la relation de la soirée Anta-Apocalypse Now du 21 décembre 2012 (fin du monde selon les Mayas) vaut son pesant de poussières cosmiques. Dejan y met toute sa force, ses convictions et n’hésite pas à «décapiter les anges» en page 65. Magistral!
N.B. Il adore étêter les séraphins, l’expression surgit déjà page 27, dans un autre contexte.
Pas toujours drôle
Sous des dehors foufous, la vie de barman à l’Antabuse est également marquée de moments de vide douloureux; il parle d’une «jeune femme à la dérive qui a fait toute sa grossesse ici. Elle n’avait pas d’endroit où aller». Et d’esseulé∙es à écouter ressassant leur blues.

Et la musique, bordel!
La première mention sonore va à Led Zeppelin, puis on passe, dans le désordre, à Lou Reed, aux Monty Python. Dejan croit ouïr une «fission auditive», avant le dernier verre. D’autres épisodes reviennent sur les chants anars d’un Premier Mai où la clientèle se délectait de Black Flag, Buzzcocks et Funkadelic.
Quinze ans de sono souvent à fond, il fallait le faire, l’ORL déconseille sûrement. Pourtant, cela a permis à Dejan des envolés lyriques rares. Les descriptions sonnent vrai, coups de clairons hallucinatoires.
Dedans les cris – dehors la fumée
Depuis qu’on ne peut plus tiger à l’intérieur, une partie des contacts (ou des rixes) ont lieu sur le trottoir.
La justesse du ton frappe dans ces pérégrinations bièreuses: «On sort fumer? Ouais à fond». Coupure dans la dernière péripétie. Être à l’air aère les neurones resserrées par la nicotine, avive les souvenirs.

L’Art de refaire le monde
Prétexte à passer sous la table, apercevoir une spirale et hop, on part dans une autre galaxie: le bouquin se termine sur une ode à Markus Jura Suisse, prototype ancestral des client∙es de ce lieu particulier.

Contre-point poétique à ma nécro du même zozo génial mais chiant. Intitulé Slug Shop, un bel hommage à celui qui aimait La Chaux-de-Fonds «parce que c’est les seuls cons qui paient des millions juste pour déplacer de la neige».
Utilité marginale de l’ouvrage
Découverte majeure et inattendue, Club Nothing a des vertus ménagères cachées: c’est le seul livre que je possède pouvant servir de patte à poussière, miracle de la technologie ancienne. Le velours de la couverture est sans pareil pour pêcher les minons.
Dejan Akbar!

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Club Nothing, 90 pages, 24.- CHF
ISBN 978-2-940695-09-6
Photos noir/blanc: Benjamin Boillat, 2023
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Prochain de Dejan dès le 13 mai en librairie