La reine Beth secoue les certitudes
Brute de décoffrage, Beth B pratique la provoc sur écran: cinéaste sans compromis, socio-artiste, elle dégomme caméra au poing pouvoir, capital et religion.
Allure de dame anglaise qui boit le thé en levant le petit doigt, Beth B cache sous son apparence anodine un tempérament de volcan. Menue, vêtue de noir, yeux perçants, elle était en ville cinq jours durant. Même son masque était noir. Beth B déteste le porter, mais elle tient à finir sa tournée sans tomber malade. En compagnie de sa fille adoptive Lola, elle sillonne la vieille Europe cet été pour y faire retentir son nouveau film.
1000METRES.CH l’a alpaguée lors du festival A Family of Humans. Elle y présentait deux de ses films, Exposed et son dernier opus, Lydia Lunch The war is never over.
En outre, l’ABC a projeté une sélection de ses courts métrages chocs accompagnés de films réalisés par des femmes.
L’entretien a lieu au Temple Allemand qui abritait Menstrualand, exposition de Manon Roland. Cette ode à la cup ensanglantée mensuelle côtoyait les œuvres chattes et bites de Chaos coolos. Beth B. incarnant la tendance féministe sans concession, ces créatrices donnaient le ton.
“Ne soyez pas timides”
Beth B a animé une master class à l’ABC. La réalisatrice Camille de Pietro y était: «J’ai apprécié qu’elle ait insisté sur le fait de ne pas se cantonner à un seul média (le cinéma par ex.). Mais d’utiliser tout ce qu’on a entre les mains pour exprimer ce que l’on veut dire. Le fond avant la forme, le ventre plutôt que le cœur!». L’art engagé comme baume apaisant nos traumatismes.
Après chaque projection, rituel des questions-réponses, Beth B n’y va pas par quatre chemins pour encourager à commenter: «Don’t be shy», intime-t-elle à l’assistance avec sa gouaille. Et les mains de se lever.
Détour aux States, histoire de capter d’où est issue la dame.
Passion super 8
Beth B a été élevée dans une famille américaine de 4 enfants. Fratrie dotée d’un géniteur envahissant. «Mon père et moi avions peu d’atomes crochus. Je lui rentrais dans le cadre et il voulait toujours avoir raison. Et moi aussi». Il n’hésita pas à taper sa fille, alors qu’il ne touchait pas aux trois autres enfants. «Père avait tout du patriarche viennois, il m’a montrée beaucoup de choses, mais c’était pénible, sans cesse conflictuel», soupire Beth B …
Adolescente, elle a reçu son premier matos, une caméra Kodak super 8 Box. Une passion était née.
Face à l’autoritaire paternel, sa mère, Ida Applebroog une artiste. Beth lui a consacré un film Call her Applebroog. Mal à l’aise dans son mariage, sa mère a peiné pour s’imposer, prise dans sa contradiction d’être à la fois ménagère au foyer irréprochable et créatrice émancipée.
No wave?
Beth débarque à New York au début des année 70 lorsque naît une mouvance baptisé no wave, active dans la capitale de la finance et du crime durant une décennie difficile pour la cité en quasi-faillite (1975-85). «Ceux qui arrivaient alors à New York n’avaient rien à perdre. Les no wave étaient contre tout, risquaient tout. On était si pauvres qu’on devait créer».
Cinéma guérilla
À cette période glauque, certains blocs d’Alphabet City* et du bas de Brooklin étaient squattés. Elle s’y installe et survit dans la dèche. Après le Vietnam, Nixon, les émeutes noires, «on se sentait à l’extérieur de tout, les années 60 nous avaient trahis». Beth B. précise qu’en réponse aux aberrations, il fallait se nourrir d’art qui fasse sens. Avec la musique, la poésie, la peinture no wave, son cinéma guérilla a piétiné le formalisme esthétisant pour valoriser des contenus politiques; avec des budgets riquiqui, des décors minimalistes et des tonnes de passion.
Beth B. traque dès lors tout scandale, discrimination et abus de pouvoirs qu’elle repère. Du grand art qui tape juste, remet les spectateurs droits dans leurs tripes.
Voyons comment l’œil de Beth B perçoit le réel lorsqu’elle passe derrière la caméra.
Honnêtement brutale
Connaissant rien de Lydia Lunch, j’imaginais un diner portant le prénom de la patronne, cantine amerloque servant café lavasse, œufs au plat, saucisses industrielles … Lydia Lunch a pourtant déjà passé ici plusieurs fois grâce à Dejan Gacond*.
Le film de Beth B sur son amie Lydia est un documentaire abouti. Beth s’est d’abord débattue pour trouver des interlocuteurs acceptant d’afficher leurs relations tempétueuses ou amoureuses avec Lydia, héroïne brutalement honnête. Après un tournage étalé sur deux ans, un montage de 18 mois, Beth avait, comme tout cinéaste documentaire, trop de matériaux filmés à ordonner.
Caresses à rebrousse-poil
Le résultat est flamboyant à l’image de la sujette. Sans tomber dans le chronologique cul-cul, le portrait est brossé façon coups de poing dès le pré-générique. Plus qu’un descriptif, c’est un hymne tonitruant à la révolte, une invitation à casser codes et pouvoir machistes. Avec un joli suspense; car on se demande où Lydia Lunch va accoster dans sa quête de parler vrai. Beth souligne que Lydia «pense et agit sans justification, elle aime l’humain sans mettre les individus dans de petits tiroirs, sans les labelliser en fonction des discriminations qu’ils subissent».
La provocation politique qui sous-tend poèmes, chansons et actions de Lydia est le fil rouge d’un film posant d’authentiques questions graves interrogeant l’intention: pourquoi la guerre ne cesse jamais, pourquoi la violence des mâles, pourquoi la pauvreté?
Grâce à ce personnage «qu’on ne rencontrera qu’une fois dans la vie» – dixit un protagoniste du docu – le public prend conscience d’une forme d’endurance dans l’adversité. Donc, courez voir Lydia Lunch dès que l’occasion se présente ou lisez ses écrits.
Peu ou pas d’argent
Tous les films de Beth B sont financés par ses soins en recourant à Kickstarter (plate-forme de financement participatif). Et que lorsqu’elle doit batailler pour les droits de certaines musiques (ainsi dans son film Exposed, des performers d’art corporel travaillent sur des airs connus), elle a recourt à une combine maison, utilisant une version réinterprétée par son compagnon de longue date. L’ami compositeur lui offre les droits d’auteur…
Séquestration traumatique
Beth B. a produit de nombreux courts métrages dont Black Box, terrible scénario de kidnapping sans issue où la victime est torturée phoniquement dans une boîte noire sans issue. Lydia Lunch y office comme affreuse. La plupart des spectatrices et spectateurs ont grimacé devant l’épreuve subie, filmée sans artifices.
Pourquoi cette volonté de choquer? Beth. B: «C’est un simple reflet de la réalité, rien de volontaire, c’est comme ça: il s’agit d’un instrument de torture inventé par l’US Army, je l’ai simplement mis en scène en reconstruisant la boîte». La violence n’amuse guère la cinéaste, elle cherche le moyen le plus puissant de la dénoncer. Dans l’espoir «que ce type de provoc induise les gens à se poser les bonnes questions». Subversion bien comprise.
Grâce à l’imminente rétrospective Beth. B prévue en septembre 2022 au MoMa à NY, on pourra bientôt se procurer une boîte de DVD des films de Beth restaurés par son distributeur Kino Lorber.
Son rôle en tant que femme
«Je suis rebelle à la conformité, à comparer telle situation à une autre. Chacun a son histoire, j’en récolte certaines et je tente de les partager avec le public. Tenez, j’ai suivi des vétérans fracassés par la guerre du Vietnam. Avec leur enfants devenus adultes, je les amenés sur les lieux de leurs combats traumatisants. Les filmer ensemble au Vietnam crée une réverbération incroyable.
Je considère être humaine avant tout, elle ou lui, allez-savoir. Mais depuis l’âge des cavernes, les femmes sont placées au bas de l’échelle, violentées, exploitées et ça continue de plus belle. Je tiens à montrer par exemple le film Bread d’Ida May Park (1918, une seule bobine retrouvée dans la glace au Canada!) afin qu’on sache que des femmes ont, dès les débuts du cinéma, dénoncé oppression morale et aliénation économique».
Mon corps est à moi
Admettant sans fard avoir avorté, Beth B. suggère que je demande à sa fille adoptive son avis sur l’IVG (sinistrement d’actualité aux USA). Lola a vécu dans un orphelinat au Vietnam. Le nombre d’enfants abandonnés et vivant dans des conditions épouvantables qu’elle y a croisés l’a définitivement persuadée qu’il faut autoriser l’avortement partout.
«Et que les connards religieux aillent se faire mettre», conclut Beth B!
Impressions de La Tchaux
Enchantée par l’effervescence créative de notre petite ville, Beth B. a apprécié la générosité et la gentillesse des gens qu’elle a croisés. Elle adore Dejan Gacond et Marie Herny, ses pilotes dans le damier local, l’ABC, Bikini Test, la nature et la bouffe extra. Elle se promet de repasser ici.
Le retour de Beth B à La Chaux-de-Fonds est agendé en janvier 2023. Stay tuned.
*· Les immeubles de ce quartier de Manhattan (Lower East Side), convoités des promoteurs, étaient laissés à l’abandon, voire incendiés. Témoin ce dicton des années 80: «Avenue A, vous allez bien, Avenue B, vous êtes courageux, Avenue C, vous êtes fou, Avenue D, vous êtes mort».
*· Dejan est entrée en contact avec Lydia par un étonnant hasard: Tony O’Neill fait une lecture à New-York d’un de ses bouquins. Lydia Lunch y assiste. L’épatant écrivain-metteur en scène chauxois avait rédigé la préface de la version française du livre. Tony parle à Lydia de Dejan et de sa démarche créative Kaléidoscope of Nothingness. Et un jour d’avril en 2013, Lydia arrive en Suisse, ils se croisent au Bad Bonn à Guin. Depuis l’étincelle passe. Dejan ajoute: «Avec Beth B, venue en compagnie de Lydia, on s’est rencontrés au LUFF. Beth B a souhaité alors venir à la Chaux-de-Fonds.» Un plan réussi.