Espacito: préférer l’usage à la propriété
Les squats sont mal vus à La Chaux-de-Fonds. Ronde 3, une occupation a vite fini. Proprio, la société Olmari, en faillite, vient de perdre un procès. Constante: l’État défend le vide.
Le 18 janvier de cette année, le collectif Espacito a brièvement occupé un immeuble laissé à l’abandon depuis 12 ans, juste à côté du Pantin, rue de la Ronde 3.
Le 1er février, jour de l’évacuation, je suis passé devant cet immeuble quelques heures après l’arrivée des gendarmes expulseurs. On entendait à l’intérieur des ouvriers travaillant déjà à condamner la porte d’entrée à grand renfort de barres d’acier.
Évacuation: presse mal reçue
Après quelques minutes sur place, j’ai été interpellé par un jeune agent survolté ne supportant pas que j’observe les traces laissées par ses collègues. Plus grave encore, j’ai photographié le message officiel affiché sur la porte.
Ce policier voulait vérifier que j’étais bien journaliste. Retraité, je ne possède plus de carte de presse. Grave offense, il voulait m’emmener illico au poste. Heureusement, l’intervention d’un autre flic en mission de surveillance a calmé le jeu.
Ce jour-là, je me suis juré de comprendre pourquoi l’État mettait tant d’énergie à défendre un immeuble à l’abandon.
Manière forte sans dialogue
Rappel: si, après dix jours d’occupation, la maréchaussée est intervenue en force pour expulser ces affreux vilains squatteurs et squatteuses, il s’agit d’une fleur faite aux créanciers des possesseurs, petits vautours de l’immobilier inexistants de fait et en faillite depuis août 2023.
Les ayants droit de la société Olmari AG travaillaient en famille, père et fils sont administrateurs. Le géniteur vit quelque part en Thaïlande semble-t-il et le fils est aux abonnés absents. Olmari AG n’a pas de siège social ou domicile connu en Suisse. Les deux lascars ne détiennent ainsi qu’un titre de propriété inscrit au registre foncier.
Sachez qu’Olmari AG avait des fonds à une époque: cette société a déboursé 650’000 francs pour acquérir l’immeuble.
On ne discute pas, on évacue
Dès qu’une plainte a été déposée auprès des autorité cantonales, les Adam Musclors de la police ont agi avec rapidité. En effet, l’Office des poursuites neuchâtelois de Cernier agissant sur demande de l’Office des poursuites et faillites de Zurich Hottingen a dénoncé une violation de domicile et surtout, la mise en péril de la vente prévue par l’action des squatteurs. Vente prévue pour rembourser des créanciers que je n’ai pas cherché à identifier.
Vous suivez?
Objectif: une zone pour créer
Vu par l’autre bout de la lorgnette, les occupant·es avaient tout bonnement besoin d’ateliers de création, d’espaces abordables pour peindre, sculpter, coudre ou tourner des vidéo. Ces locaux n’auraient pas servi de logement. De toute manière, il était impossible d’habiter dans ces locaux dévastés, où le chauffage a disparu en 2018.
En effet, la cheminée d’évacuation des fumées avait été éliminée. Mieux, une partie des cuisines sont détruites et munies de jacuzzi trois places et de machines à laver le linge. Vu la transformation prévue en hôtel de passe à l’enseigne du Chat Noir (!), ces installations sont plus utiles qu’un four et des plaques de cuisson pour émoustiller les clients potentiels puis, les ébats terminés, pouvoir laver les draps vite fait, bien fait.
Oublions ces projets jamais réellement mis en service.
Large soutien au prêt à usage
Dès l’occupation fut connue, 25 groupes et associations de La Chaux-de-Fonds soutenaient la démarche et qu’une pétition favorable à cette occupation non-violente a recueilli plus de 600 signatures.
L’idée était de négocier un contrat de prêt à usage (selon articles 305 et suivants Code des Obligations . Autrement dit, Espacito demandait d’occuper les lieux gratuitement en acceptant de payer les charges. Une formule utilisée dans d’autres villes suisses en attendant que des projets tangibles et crédibles de rénovation soient présentés par le propriétaire ou un promoteur immobilier fiable.
La crainte: perte de gros sous
Impossible de négocier pareil accord, aux yeux du chef de l’Office des faillites cantonal. Thierry Marchand déclarait à ArcInfo (en bas p.5) que «Nous ne souhaitons pas négocier. Si on acceptait un contrat de prêt à usage, la valeur du bâtiment diminuerait drastiquement.»
Interrogée, la gérance Bolliger explique qu’elle n’a pas déposé plainte elle-même, mais que les poursuites et faillites neuchâteloise ont actionné la justice.
Le capital ou l’usage?
En clair: la valeur marchande hypothétique prime sur une valeur d’usage artistique et créatrice. Alors que la baraque ne vaut réellement pas grand-chose vu l’ampleur des travaux nécessaires à la rénover.
Et que les locaux inutilisés en ville sont légion.
À ce propos, le trimestriel POP-Info n 36 de février 2024 relevait que «le collectif promeut l’autogestion et met en avant les valeurs anticapitalistes. (…) La Chaux-de-Fonds regorge de bâtiments vides ou mal entretenus. Nous soulevions déjà cette problématique il y a quelques mois au Conseil général afin de voir que la Ville pouvait faire pour rééquilibrer le rapport de force entre locataires et propriétaires. Réponse: nada.»
Médias régionaux nerveux
Le journal vidéo de Canal Alpha n’a pas hésité à parler d’une «prise d’assaut» de l’immeuble par Espacito, soulignant que cette entrée était «forcément illégale» avant tout jugement ou action de la police. Même son de cloche chez ArcInfo qui utilise deux fois l’adverbe «illégalement» pour qualifier l’action d’Espacito.
Les mésaventures du voisin
Pour voir plus loin que ces jugements hâtifs, 1000METRES a approché l’artiste Lucas Schläpfer, voisin immédiat de l’immeuble afin de savoir comment il avait vécu cet épisode violent:
«Mon atelier de sculpture – une ancienne fabrique d’horlogerie – est situé Ronde 1, il est attenant à l’immeuble squatté et appartient au même propriétaire. Le lendemain de l’évacuation, j’ai constaté les dégâts. Des collègues arrivés peu après l’intervention ont pu me décrire la scène.»
«Pour accéder à la maison occupée par les locaux que je loue, la police a commencé par casser une fenêtre, la plus neuve malheureusement. De plus, un tableau a fait les frais du passage en force des flics. Ils ont ensuite pénétré dans les locaux occupés. Il y a en effet une porte mitoyenne, entre l’immeuble Ronde 1 et Ronde 3. La porte a été défoncée. Depuis, elle est condamnée et nous n’avons plus accès aux caves».
Précisons que la cheminée ayant été démolie, il était impossible d’utiliser la chaudière à mazout qui tempérait l’atelier de Ronde 1. Les factures d’électricité pour la chaufferette d’appoint s’accumulaient.
Signer pour un raccordement
Une solution se dessinait: les travaux entrepris par la ville et Viteos à la rue de la Ronde permettait de raccorder l’immeuble à court terme, résolvant ainsi théoriquement les soucis de radiateurs de Lucas Schläpfer.
Or seul le propriétaire pouvait demander officiellement à Viteos de raccorder l’immeuble au réseau en construction et signer les documents indispensables.
Face à cet imbroglio administrativo-juridique, le locataire s’est alors décidé à demander de l’aide. Il s’est adresse à un avocat de la place. Qui a bien voulu nous expliquer en détail ce qui s’est passé.
Cascade de condamnations
Selon Safia Ramadan, avocate-stagiaire de l’Étude Röthlisberger et Tritten Helbling, la saga judiciaire a débuté le 30 mai 2022. Elle a rédigé fort précisément une chronique des évènements.
«Le Tribunal civil du Tribunal régional des Montagnes et du Val-de-Ruz a rendu un jugement dans le litige opposant M. Schläpfer à Olmari AG.
Cette société, jamais présente au tribunal malgré trois reports d’audience, a été condamnée:
- À remédier à l’absence de chauffage et aux infiltrations d’eau dans un délai de 30 jours pour le chauffage et 60 jours pour les infiltrations d’eau;
- En cas d’inexécution, Olmari AG a été condamnée à une amende de CHF 1000.- par jour d’inexécution, en application de l’article 343 al. 1 let. c du CPC (code de procédure civile).
- À payer l’indemnité de dépens de l’avocat de Monsieur Schläpfer.
- À s’acquitter de CHF 7’888.- sur les 9’280.- de frais de justice.
En outre, dans l’attente de l’élimination des défauts, le loyer a été réduit de 50% (septembre à mai) et de 20% (juin à août).
Olmari doublement dans la mouise
Mieux, le Tribunal a informé Olmari AG que la créance de Lucas Schläpfer avait été cédée à l’État de Neuchâtel et qu’Olmari AG serait libérée de sa dette uniquement en payant à l’État les frais de justice ainsi que les honoraires d’avocat d’office avancés par l’État pour le plaignant Schläpfer, «à défaut de quoi, Olmari AG s’exposait à payer à double», précise la mandante.
Comme cette société «n’a pas procédé à l’élimination des défauts», poursuit l’avocate, «une requête en exécution a été déposée le 13 juin 2023 ayant pour but:
- De faire constater que le jugement du 30 mai 2022 était définitif et exécutoire.
- D’autoriser Monsieur Schläpfer à exécuter les travaux de pose de fourniture des conduites jusqu’à l’intérieur de l’immeuble.
- De permettre à Monsieur Schläpfer de compenser les frais engagés pour ces travaux avec les loyers.
Du point de vue juridique, c’est l’article 338 CPC qui permet de requérir l’exécution indirecte.»
Certitude: ce sont des fantômes
Lors du dépôt de cette demande par l’avocate, Olmari AG avait son siège chez un certain Oliver Alexander Scheuerer à Schindellegi. Confirmant la rumeur sur l’inexistence physique des ayants droits, elle poursuit: «La décision rendue le 27 mars 2024 par le Tribunal civil (concernant la requête en exécution du 13 juin 2023) indique qu’Olmari AG n’a pas d’adresse connue.»
Au final: une décision urgente
À la suite de cette requête «et en raison du besoin urgent que ces travaux soient exécutés par Viteos AG, l’étude a demandé au Tribunal civil d’obtenir une décision superprovisionnelle, le 19 juillet 2023. Cela signifie que l’on demande au Tribunal de rendre une décision dans l’urgence. L’article 261 al. 1 let. a CPC permet d’agir ainsi.»
«La partie qui formule une telle demande doit rendre vraisemblable que le droit dont elle est titulaire est l’objet d’une atteinte ou risque de l’être et que cette atteinte risque de causer un préjudice difficilement réparable (art. 261 al. 1 let. b CPC).
Dans ce cas, une réponse au devis de Viteos AG devait être rendue avant le 31 juillet 2023 car il s’agissait d’un chantier public soumis à une autorisation cantonale. En ne répondant pas dans les délais, il y avait le risque que les travaux ne puissent pas être exécutés par la suite.»
Ainsi, après de longs mois de ping-pong juridique, raccorder l’atelier de Lucas Schläpfer a pu être raccordé au chauffage à distance. En effet, grâce au jugement, il a pu signer la demande de raccordement.
L’artiste passera peut-être l’hiver au chaud cette année, sans recourir à des radiateurs de fortune. À ce propos, le locataire devenu prudent explique: «Pour l’instant, il n’y aucune certitude que la gérance Bolliger ait engagé des démarches afin que nous ayons du chauffage cet hiver. Nous n’avons que deux tuyaux dans les caves qui laissent espérer que cela soit possible, une fois.»
* * *
Caramba, encore raté
Dans une autre veine, mais toujours en mode immobilier, revenons sur les tribulations du LAC, Labo Autogéré de Création. Il s’est lui aussi vu expulser par ces messieurs du Château de Neuchâtel, d’une petite villa, le 31 mars en fin d’hiver. Elle est toujours là, vide, rue des Crêtets 91, malgré les prétentions étatiques: c’était sûr qu’elle allait être vite transformée en parascolaire…
Le LAC expliquait alors avoir tiré de nombreuses ficelles: «Toutes les démarches légales que le Collectif a effectuées, visant à trouver un nouvel espace auprès du Conseil communal de La Chaux-de-Fonds, de l’État de Neuchâtel ainsi qu’auprès de privés, n’ont pas fonctionné jusqu’à ce jour». C’était il y a 4 ans, le constat est toujours d’actualité. En attendant le LAC a été placé en quarantaine au Boulevard des Eplatures 66, à côté du McDonald’s, un truc hypercentré quoi. L’espace y est certes suffisant, reste que, question animation de quartier, on peut mieux faire.
La morale de cette histoire
Rappel: Le LAC avant de prendre ses quartiers au rond-point des Crêtets, avait squatté l’ancienne maison d’éducation au travail, rue de la Cure 3, que le collectif avait dû quitter après trois jours d’occupation.
Aucune morale à ces histoires, car il n’y en a PAS du côté d’autorités cantonales légalistes en diable. Pas étonnant avec un ancien juge, monsieur Alain Ribaux, à la tête du département de Justice et Police.
En prévision d’activités artistiques nouvelles à créer ou susciter d’ici 2027, année de la Capitale Culturelle Suisse, il serait sans doute utile de revoir ces pratiques rétrogrades.
La rédaction remercie Safia Ramadan, avocate-stagiaire de l’Étude Röthlisberger et Tritten Helbling, pour sa contribution précise et détaillée.
Photos: © Nadia Vuilleumier