Deux heures derrière murs et barbelés
Un Chaux-de-Fonnier pur jus dirige en ville une centaine de détenus. Rencontre avec Nicolas Turtschi et Manon Henry pour piger enjeux sécuritaires et réinsertion.
L’univers carcéral étant multiple, ce reportage parcourt la prison de l’accueil à la buanderie en passant par la salle de sport. En condensé, l’entretien avec les deux responsables analyse les difficultés rencontrées avec des détenus taiseux puis porte sur la réinsertion, le recrutement du personnel et l’esprit d’ouverture dans lequel travaille cette institution de socialisation. Donc, pas d’entretien avec les détenus, le but n’était pas de récolter des témoignages. Récit et images de deux heures en prison.
Surveillance omniprésente
Si vous entendez passer murs et barbelés pour savoir comment se déroulent les journées de ceux qui purgent leur peine, il faut montrer patte blanche. On ne trempe certes plus sa patte dans la farine… Manière moderne, on brandit une carte d’identité et l’agent·e de détention de l’Établissement pénitentiaire de la Promenade (EDPR) vérifie que vous êtes bien annoncé∙e.
Pas d’improvisation donc à l’entrée sécurisée de la rue de la Promenade, ni ailleurs dans le bâtiment. Après le contrôle style aéroport, munis d’un badge vert en échange de cartes d’identités, le duo photographe/reporter de 1000METRES.CH a commencé par acheter au guichet la première un porte-clé à 3.- francs, l’autre un bracelet à 15.- frs.
Cadeau made in EDPR
Nos souvenirs de visite sont de petits objet en paracorde – nylon multibrins gainé inventé pour les paras US en 1939-45 – que les personnes détenues travaillant en atelier ont tressé eux-mêmes. «Cela les change de tremper des bouts de bois dans la cire, vous savez, les K-Lumets», explique le directeur Nicolas Turtschi venu nous chercher à l’accueil. Ces colifichets bariolés sont en vente à l’extérieur, au Cœur de France, la boulangerie voisine.
Déplacements super contrôlés
Heureusement qu’il était là, le directeur, pour ouvrir les portes. Vu qu’il n’est pas question, sécurité oblige, de dévoiler le fonctionnement des portes, aux internautes d’imaginer les systèmes mis en place. Bornons-nous à dire qu’il n’est pas possible de se déplacer sans accompagnement dans ces bâtiments.
Dans la salle de réunion ornée d’un imposant drapeau neuchâtelois, la directrice adjointe Manon Henry nous attend. Entrée en fonction en avril 2022, elle est responsable de la prise en charge des détenus, de leur arrivée à leur sortie. Licenciée, pardon masterisée (si, si, cela s’écrit parfois) en criminologie, elle forme un duo dynamique avec le directeur. Elle est arrivée de Lausanne à La Chaux-de-Fonds pour s’investir dans ce job et découvre avec plaisir notre ville.
L’entretien avec la direction a lieu pendant que la photographe parcourt le domaine carcéral avec un surveillant-chef adjoint. Elle était en quête d’images où aucun être humain ne figure, car la protection des données personnelles est essentielle ici.
Jeune directeur atypique
Après un début de carrière dans une haute école vaudoise, Nicolas Turtschi est devenu directeur de l’EDPR. Au terme de ses études à l’Institut de Hautes Études en Administrations Publiques (IDHEAP), il a publié son doctorat «Les réseaux sociaux: un outil de réinsertion pour les chômeurs désavantagés» focalisant sur les populations les plus vulnérable et leur insertion sociale. «Sachez qu’une majorité des détenu∙es font partie des gens vulnérables, surtout à leur sortie de prison», précise Nicolas Turtschi.
Engagé, il l’est. En faveur des détenus de «sa» prison. Il entend qu’ils soient pris au sérieux et respectés comme n’importe quel citoyen, avec des droits mais également des devoirs, et les contraintes d’un tel établissement. Il se défendait dans une brève interview accordée en 2021 à Canal Alpha que la prison soit un établissement de luxe: «Si vous alliez en vacances dans un hôtel comme celui-là (l’EDPR), vous devriez vous faire rembourser».
Rôle dual de la prison
À son sens, la prison est certes là pour sanctionner les erreurs commises, mais aussi pour offrir la possibilité au détenu de réfléchir à sa situation: pourquoi suis-je là? «Ce qui m’importe, c’est ce qu’ils comprennent grâce à l’enfermement. Nous sommes là pour leur fournir des outils».
Cette réflexion, l’institution tâche de la provoquer en adaptant la prise en charge au comportement. Des sanctions d’un côté, des prestations de l’autre, comme des cantines, la télévision ou les ouvertures «sur secteur», c’est-à-dire la possibilité d’échanger entre détenus. Cela permet aux personnes incarcérées de recréer un semblant de vie malgré les contraintes de l’enfermement, et d’entrer en interaction (si possible sereine) avec le personnel. À travers cette démarche, le but est de favoriser les compétences sociales de personnes qui finiront forcément par sortir, en les amenant à développer un dialogue et à assimiler les normes sociales de la société dans laquelle ils devront s’intégrer.
«Ils doivent être patients, précise Nicolas Turtschi. Ils ont le droit de poser toutes les questions qu’ils veulent, mais ils sont plus d’une centaine avec des questions très diverses. Il faut du temps pour que l’information suive le cheminement administratif et remonte jusqu’à la personne qui peut répondre, moi ou une autre».
Pas simple d’attendre
Et s’ils ne sont pas patients, qu’ils s’énervent, qu’ils pètent les plombs? Nicolas Turtschi fronce les sourcils: «Nous faisons respecter le cadre, nous sanctionnons. Et nous collaborons également avec le SMPP (Service de médecine psychiatrique et pénitentiaire). Ils ne sont cependant pas présents 24h sur 24. En cas d’urgence, nous devons parfois recourir à la police ou faire hospitaliser un détenu en crise». Dans des services d’urgences aussi débordés …
L’art de gérer la frustration
Manon Henry reconnaît ce phénomène où l’incompréhension face à des procédures parfois lentes et lourdes génère de fortes frustrations, qu’il s’agisse des règles internes à l’établissement ou de tout ce qui concerne le jugement et l’exécution de leur peine. «La population carcérale concentre des profils spécifiques par rapport à celle qui vit dehors. Il y a davantage de personnes sujettes à des crises, présentant des problèmes psychologiques ou encore des troubles du comportement. Aujourd’hui, on rencontre beaucoup de personnes sans attaches, peu ou pas socialisées, qui ont des trajectoires de vie brisées».
Difficultés à interagir
Comment prendre en charge des gens qui ne parlent pas la langue, qui ont des comportements parfois violents et de potentiels troubles psychiatriques, avec lesquels on peine à établir un quelconque contact? «Par le dialogue, toujours. On fait avec de notre mieux, on est aussi patients. Cependant face à certains avec lesquels toute interaction rationnelle est compromise, nous sommes démunis. Que faire si un détenu crache sur le personnel ou hurle sans discontinuer? Nous ne pouvons pas remplir le rôle d’un centre de soins fermé», note Manon Henry avec raison.
Cas psychiatriques mal barrés
Ainsi, certaines personnes finissent en prison alors qu’elles seraient mieux être prises en charge ailleurs. Face à ce constat, Nicolas Turtschi esquisse des pistes: songer à mettre en place d’autres centres d’accueil répondant aux besoins précis de soins psychiatriques en milieu clos ou à ceux des migrants traumatisés, par exemple.
Manon Henry abonde en ce sens: «Pour prendre en charge des gens sans repères clairs ayant un déficit éducatif ou cognitif, nous ne sommes pas outillés. Des détenus s’infligent des blessures, tentent de se suicider. Dans ces cas de figure, ils sont bien entendu hospitalisés pour gérer la crise mais, la plupart du temps, ils reviennent et leur état mental général n’a pourtant guère évolué.»
Détenus bien encadrés
Question emploi, l’EDPR offre quelques 40 équivalents plein temps de personnel uniformé, le nombre exact d’agents de détention n’étant pas fourni. On peut révéler qu’environ 1 poste uniformé sur 6 est occupé par une femme. «On ne peut malheureusement pas en engager plus, vu la population et les contraintes que cela implique, telles que les fouilles corporelles avant à un transport à l’extérieur ou lors des mouvements de promenade», explique la directrice adjointe. Mais pour le reste, les agentes font le même travail que les agents et ont droit au même respect de la part des personnes détenues.
Qui peut visiter l’EDPR?
Des badges de couleurs différentes sont distribués à l’accueil selon le motif des visites: défense juridique, assistance sociale, soutien médical, aumônerie, famille, etc. De nombreux visiteurs passent chaque jour la porte de la prison. Cinq catégories sont prévues: visites, professionnels en contact avec les personnes détenues, visiteurs de l’administration, personnel médical ou de structures externes. Une fois encore, rien n’est laissé au hasard, tout est répertorié et contrôlé, pas moyen de s’infiltrer en douce au parloir.
Construire un étage de plus
La présence d’ouvriers externes est un gros souci logistique lors de travaux d’entretien ou d’agrandissement, comme la prison va en vivre un bientôt, avec l’ajout d’un étage pour loger l’infirmerie, désuète et installée provisoirement dans des conteneurs de chantiers. Un crédit a été voté par le Grand Conseil. Les travaux débuteront en avril. «Ce ne sera pas une partie de plaisir, note le directeur, car il faut d’abord démolir le toit pour rajouter un étage, cela occasionne un tas de va-et-vient à contrôler en permanence.»
Profils d’emprisonnés
Retour à la population carcérale. Quelle a été son évolution? On ne constate pas dans les statistiques officielles de baisse de la fréquentation de ces lieux. Pas étonnant: «On enferme beaucoup car la tendance de notre société, note le directeur, est à prendre de moins en moins de risques, on rêve du risque zéro.
Mais d’autres mesures sont également prises et restent bien majoritaires, comme l’éloignement en cas de conflit relationnel. Cela permet d’éviter la case prison et de garder une personne insérée dans son circuit social de base.
Dès que l’on vous enferme, vous perdez généralement votre travail, vos copains, votre réseau social est mis à mal. Le but de la prison n’est pas de pousser vers l’exclusion».
Les lois changent, et le politique modifie les actes punis, leur durée, les motifs de sanctions, etc. Cela se traduit par une modification de la population pénitentiaire. Si on mettait en prison les fraudeurs fiscaux, la population carcérale aurait un autre visage. Et comme il est difficile et coûteux de créer des prisons, on doit parfois entasser les détenus dans des cellules prévues pour deux personnes, on en trouve quatre voire plus. Ce n’est pas le cas sur le canton de Neuchâtel, et c’est tant mieux.
Réinsertion en point de mire
Abordons un aspect plus positif: comment envisage-t-on la réinsertion à La Chaux-de-Fonds? Au premier abord, c’est difficile pour des gens parfois en décalage culturel, ne maitrisant pas les codes sociaux locaux, soumis aux contraintes rudes de l’emprisonnement. «Nous commençons dès l’entrée à établir des liens. On évalue leurs compétences ainsi que leur état physique et psychologique, pour organiser le suivi adéquat. Les agent∙es jouent un rôle très important dans le processus de resocialisation des personnes détenues. Une partie de leur travail consiste à transmettre les règles normatives, essentielles au vivre-ensemble, en faisant appliquer le cadre, mais également à entourer les personnes détenues lorsque ces dernières ont des difficultés. Basée sur le respect mutuel, cette relation s’inscrit dans une perspective de valorisation des personnes détenues. La considération et l’écoute qu’elles reçoivent représentent un point d’appui important concernant leur possibilité de se réapproprier une identité conventionnelle.
Encadrement et patience
Lors d’une première détention, nous veillons à avoir des contacts réguliers, qu’un dialogue commence à s’établir avec les agent∙es de détention qui sont en première ligne», poursuit Manon Henry. «On cherche l’équilibre entre l’idéal et la pratique: les détenus apprennent à respecter le cadre, les horaires, les règles de procédure et les normes comportementales. C’est aussi une question de respect tant de soi que des intervenants de l’établissement. En prison, on le redit, on apprend surtout à faire preuve de patience!»
Le personnel est là pour encadrer les personnes détenues, à la fois pour leur rappeler le cadre mais aussi pour les entourer. Pas question en outre que le personnel en uniforme humilie les détenus, à la manière lourde type films US, il est là pour les entourer.
Le principe est aussi de valoriser les personnes, qu’ils ou elles prennent confiance en eux et conscience de leur être. «Il s’agit d’un exercice de dés-étiquetage, d’éloigner les stigmates sociaux», précise la directrice adjointe.
Toutefois, il y a des situations pour lesquelles il n’est pas réellement possible de travailler sur les perspectives futures. Les plus flagrantes sont les personnes qui doivent être expulsées de Suisse. Avec celles-ci, difficile de développer un travail sur le futur. Comment faire en sorte qu’une personne qui a fui son pays parce qu’elle y est persécutée puisse développer un projet de retour? Impossible, dans la plupart des cas.
Tout aussi difficile: les personnes qui devraient être renvoyées mais dont le pays d’origine ne veut pas. Pour celles-ci, aucune perspective légale n’est envisageable: elles doivent quitter le pays mais ne peuvent se rendre nulle part, et ne pourront fatalement survivre qu’en marge du système, dans la délinquance.
Tournus permanent
Il y a beaucoup de roulement parmi les détenus, on compte quelques 350 entrées et sorties par année. Précisions, l’EDPR a une double fonction comme la prison de Champ-Dollon à Genève ou celle du Bois-Mermet à Lausanne: prison préventive et d’exécution de peine. 56 places sur 112 sont réservées à la préventive.
Les séjours durent entre 1 jour et 3-4 ans. «Prenons l’exemple d’un meurtrier arrêté, propose Nicolas Turtschi. Il commence sa détention préventive ici jusqu’à son jugement, avec tous les appels possibles, puis commence sa peine ici et sera normalement transféré ailleurs pour le reste de sa longue peine».
Délicate évaluation
Côté du personnel, le recrutement est soigneusement organisé: les futur·es employé·es uniformé·es doivent avoir un CFC en poche et une forme physique suffisante pour «aller au contact» si nécessaire, entendez par là qu’ils ou elles puissent maîtriser une personne en crise. Outre la fibre sociale indispensable, l’EDPR compte des profils variés «ce qui nous offre un réservoir de compétences sur place, et des gens qui peuvent s’enrichir réciproquement de leurs expériences professionnelles antérieures», assure Nicolas Turtschi. La direction veille également à recruter des gens qui s’intègrent dans cette vision de leur métier qu’est la resocialisation.
Les agents de détention sont formés au Centre suisse de compétences en matière d’exécution des sanctions pénales (CSCSP) de Fribourg; ils ou elles y développent de nombreuses compétences: droit, sécurités passives, dynamiques et procédurales, gestion de crise, désescalade, etc. Ils mettent également en perspective leur responsabilité sociale. Leur rôle d’exemplarité est mis en avant: les agents sont les premiers à pouvoir influer sur le comportement d’un détenu, ils ont donc une grande responsabilité.
Planning millimétré
Les journées des agents de détention sont réglées comme du papier à musique. Chaque jour se tient un briefing quotidien de 10 minutes pour être au courant des évènements prévus et de ce qui est arrivé à l’équipe du matin. Tout est noté, minuté, des visites aux sorties à la présence des médias, rien ne doit échapper au radar de la centrale. Et tout le monde se tient au courant en jetant un coup d’œil sur le journal quotidien d’une page A4.
Le tout est soutenu par une équipe administrative qui traite mails et appels sur-le-champ et veille à ne pas manquer une seule information. En effet, les appels pour informer d’une arrestation sont courants. Il faut ensuite anticiper l’arrivée sur le plan administratif et légal, s’assurer que tout est fait dans les règles. Cette équipe est essentielle. Et son travail apporte du sens à la fonction, par exemple en allant à la rencontre des personnes détenues pour la criminologue ou pour les collègues assistantes sociales notamment.
Un super job
Quel bilan après plus de deux ans passés derrière les murs? Nicolas Turtschi a la foi du charbonnier: «C’est un super job. Je n’ai jamais rencontré des gens aussi bienveillants et sans jugement. Ils et elles sont dévoué∙es au service de la société, de l’administration au personnel uniformé». Le bien commun est inscrit ici en lettre d’or.
D’une part, le bien-être de la population qui se sent protégée, d’autre part, la remise en compétence des détenus, ce volet pédagogique qui mène au-delà du punitif et normatif qu’a décrypté Foucault.
Visite instructive et surprenante de franchise. Je ne retournerai toutefois pas volontiers derrière les murs 😉.
Note de la rédaction: ce texte a été revu et corrigé par l’administration pénitentiaire.