La migration d’une plaque d’égout
Au pied de l’immeuble rue du Progrès 77, une plaque d’égout étrange surprend. «Sabratah» y figure en arabe, ainsi que l’inscription «précipitations», indiquant son usage. Sur les plaques d’égout, on trouve en principe le nom de l’entreprise qui a fondu la plaque, ainsi que le lieu de fabrication.
À la Chaux-de-Fonds, on remarque en regardant par terre, que l’entreprise Von Roll, ou son logo sont souvent inscrit sur les plaques en fonte au bord ou au milieu des chaussées; on trouve aussi l’inscription «Rondez», soit le lieu de fabrication à Delémont.
Investigations
En 2018, on lisait dans Arcinfo qu’«une plaque d’égout gravée d’inscriptions en arabe» était «découverte à La Chaux-de-Fonds» par le passionné des trottoirs Rudolf Schlaepfer. Petite rectification en passant, les inscriptions sur une plaque d’égout relèvent d’un processus de moulage de la fonte et non d’une gravure. L’article révèle que, suite à des demandes au service de l’urbanisme à l’entreprise Von Roll qui fabrique des plaques d’égout pour la ville, ainsi qu’à son concurrent soleurois BGS (Bau Guss AG à Härkingen), personne n’a su dire d’où venait cette plaque.
La commune affirmait simplement avoir posé exclusivement du «matériel fabriqué en Suisse» en ville, et BGS émettait une supposition: la plaque d’égout en question aurait été fabriquée pour la Libye, et celle posée à La Chaux-de-Fonds serait une fin de stock. Une hypothèse douteuse, si tant est qu’en général, c’est le lieu de fabrication qui figure sur les plaques d’égout, et non leur lieu d’utilisation.
Selon BGS, la plaque d’égout en question daterait des années 1980, et on peut en effet constater que les petits carrés moulés en surface de la plaque sont les mêmes que ceux des anciennes plaques Von Roll posées à La Chaux-de-Fonds. Le trou central de la plaque, permettant de la lever grâce à un outil, en revanche, est différent sur la plaque de Sabratha et sur les anciennes plaques Von Roll ayant le même motif quadrillé.
Rapport entre La Chaux-de-Fonds et Sabratha
Depuis 1982, le site archéologique de Sabratha en Libye est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, seul point commun de la cité libyenne avec la ville de La Chaux-de-Fonds. Depuis 2011, la ville de Sabratha fait parler d’elle comme d’un lieu de départ pour les embarcations qui souhaitent gagner l’Europe en traversant la Méditerranée, où sont perpétrées de nombreuses atteintes aux droits des personnes migrantes.
Plusieurs dizaines de personnes arrivées à La Chaux-de-Fonds après avoir traversé la Méditerranée connaissent donc tristement Sabratah. Pourtant personne ne sait d’où viendrait cette plaque d’égout. Pas de rapport direct, donc, entre La Chaux-de-Fonds et Sabratha.
Contrebande de plaques libyennes
Si l’on en croit les médias libyens, de nombreuses plaques d’égout sont volées chaque année en Libye. Ce phénomène a son origine dans la revente des composants métalliques qui composent les plaques, et les vols se multiplient quand les prix des métaux augmentent.
En 2009, des images d’inondations en Libye sont envoyées à France 24, avec pour cause évoquée le manque, le vol et la revente à l’étranger de plaques d’égout. Le même article évoque la présence à Najac (France) d’une plaque d’égout libyenne. Selon le maire de la commune française, cité par La Dépèche, cette plaque viendrait d’une fin de stock d’un fondeur local, initialement destiné à la Libye. Sur la photo publiée par le journal français, on peut voir que cette plaque n’a pas du tout le même design que celle de la rue du Progrès 77.
L’hypothèse du maire de Najac suit donc celle de l’entreprise soleuroise BGS sur l’origine de la plaque chaux-de-fonnière: la plaque était fabriquée localement, pour la Libye, et a été posée en Europe car il s’agissait d’une fin de stock.
Deux interrogations demeurent: pourquoi la plaque de Najac, tout comme celle de La Chaux-de-Fonds, ne font-elles pas figurer leur lieu de fabrication? Mieux, pourquoi une municipalité libyenne ferait fabriquer ses plaques d’égout en Suisse, alors que les coûts y sont plus élevés et que la Libye compte plusieurs fonderies?
En 2017, le bloggeur H.A. reporter énumère les biens trouvés sur les marchés de contrebande entre la Libye et la Tunisie, dont des plaques d’égout libyennes qui auraient été retrouvées à Tunis. En 2020, soit onze années après la nouvelle de France 24 concernant la plaque d’égout de Najac portant les armes de la ville de Benghazi, la société d’assainissement des eaux de cette même ville libyenne alerte sur les vols de plaques d’égout et leurs conséquences sanitaires.
Export via le port libyen de Brega
Selon le journal libyen Al Wasat rapport de nombreux vols de plaques d’égout à Beni Ouali en décembre 2021. Selon ce même journal libyen, qui cite la société d’assainissement de Beni Ouali, les plaques d’égout volées seraient «vendues à des ferrailleurs à des prix élevés, en fonction (de leur) poids (…), du type de métal et de (leur) état», il en serait de même à Syrte, où la société locale d’assainissement des eaux a fait une affirmation similaire. Le journal ajoute dans son article de juillet 2021 sur les vols de plaques d’égout à Ajdabiya (ville côtière à 160 km de Tripoli), que ces dernières sont revendues et exportées, avec l’implication de certaines autorités militaires, via le port industriel de Marsa El Brega, au sud de Benghazi.
Où partaient les plaques d’égout volées depuis Marsa El Brega? Difficile à dire. Qui, en Europe et en Suisse, aurait fabriqué des plaques d’égout pour la Libye? Pas d’information publique là-dessus. Et comment une plaque d’égout mentionnant Sabratah est-elle arrivée rue du Progrès 77? Le mystère reste entier.
Si vous avez une piste, faites-nous signe, merci!
Sabratah vue par sa municipalité
Pour vous donner une idée de la cité libyenne mentionnée, quelques images mises en ligne par ses autorités.
P.S. On espère que votre navigateur traduit de l’arabe!