L’État pris en flagrant déni de pauvreté
La police contrôle une mendiante au marché de La Tchaux. Mendier est-il interdit? Deux sociologues examinent nos frayeurs face à la misère et suggèrent d’oser une autre politique.
Une rumeur répandue veut que les Roms arrivent en Mercedes noire pour venir taper les bourgeois·es en ville. «Y’a un réseau, c’est sûr, y’a k’a voir combien y’en a d’ces Roms».
Cette légende urbaine a la vie dure. Elle est citée à plusieurs reprises dans un ouvrage d’observations et d’analyses consacré aux récits médiatiques, aux mesures politiques et judiciaires face à la pauvreté en Suisse.
Signé des sociologues Jean-Pierre Tabin et René Knüsel, deux chercheurs engagés et lucides, «Lutter contre la pauvreté» ne paye pas de mine. Livre important pourtant, il en est à sa troisième réédition. Plus de dix ans après la première mouture, l’enquête a été reprise, approfondie et complétée. Leur constat a été affiné à la lumière d’un jugement de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) cassant une loi genevoise interdisant de mendier.
Un quidam alerte la police
Revenons à la femme demandant des sous aux passant·es un samedi matin au marché de La Chaux-de-Fonds.
Comment s’y prennent les représentant·es de l’ordre lorsqu’un quidam prétendument importuné dans une queue à un étal de légumes appelle le poste en dénonçant «des mendiantes insistantes»?
Les pandores endossent leur attirail et se ramènent dare-dare. Place de la Carmagnole, ils avisent une des suspectes à la peau plus matte que les indigènes pâles. Ils coincent la trentenaire dans un renfoncement et entreprennent de contrôler son identité. L’interpellation traîne jusqu’à ce qu’une de ses copines arrive et parlemente en meilleur français que sa compatriote.
Mendicité et flagrant délit
Trois coups téléphones plus tard, après examen minutieux de ses papiers, les deux gendarmes concluent que la dame existe, qu’elle n’est pas recherchée, elle peut donc repartir. Coup dans l’eau. Un agent m’explique: «Il nous faut les attraper en flagrant délit, on ne peut pas agir sur simple dénonciation».
L’appointée Studer de la Sécurité publique locale confirmera que la mendicité est interdite dans le canton et sur la commune de La Chaux-de-Fonds. Elle précise qu’une procédure de dénonciation simplifiée existe.
Gitane érotique, Tsigane maléfique?
Si la situation semble juridiquement claire, les chicaneries administrativo-policières des mendiants vont au-delà des contrôles d’identité répétés. Qu’ils soient «Roms», «Tsiganes», «Yenisches», «Manouches», ou «Sintés» (ces trois groupes sont de nationalité suisse, n’en déplaise à certains), ils sont catégorisés bizarres, entre le «bon sauvage folklorique» et le «cas social», affublés de clichés tenaces selon votre degré personnel de compassion: soit victimes, soit délinquants.
«Gitane érotique ou Tsigane maléfique, les Roms sont surreprésentés dans l’imaginaire collectif» notent les auteurs. Alors que la mendicité ne fait guère partie de leur mode de vie traditionnel.
Survie très difficile sans logis
Ne disposant pas de logements, les pauvres qui mendient sont contraints de dormir dehors au risque d’être amendé pour vagabondage ou occupation illégale d’un espace de parking ou sous un pont. Tabin et Knüsel précisent que cette criminalisation en de nombreuses circonstances teint de la «prophétie auto-réalisatrice: la dénonciation de caractère potentiellement illégal de la mendicité a conduit à rendre cette activité vraiment illégale».
En fait, le débat sur «les pauvres» occupe parlements et prétoires de façon régulière depuis des années. Chaque génération croit trouver la manière d’éliminer le problème, en le déplaçant ou en le cachant, en emprisonnant certains. Autre procédure fort à la mode de nos jours, le renvoi au pays d’origine de gens ayant choisi librement de se déplacer comme ils ont le droit de le faire. Mais comme leur présence dérange, qu’on ne veut plus pour ne les avoir sous le nez, on les ramène à une frontière nationale qu’ils s’empresseront de franchir ailleurs.
Pourquoi se méfie-t-on des pauvres?
Afin de cerner les racines de nos terreurs irrationnelles face aux mendiants, les deux sociologues remontent jusqu’au Moyen-Âge. Ils mentionnent une Vie de St-Eloi expliquant que «Dieu aurait pu rendre tous les hommes riches, mais il a voulu qu’il y ait des pauvres pour que le pauvres puissent racheter leurs péchés».
D’où provient l’association mentale entre mendicité/pauvreté et criminalité? Et les théories sur les «vrais» et les «faux» pauvres? L’approche médiévale implique que l’église soit en charge de la pauvreté. Or, avec le développement des villes et l’arrivée d’organisation corporatistes de bienfaisance, petit à petit, l’église perd son monopole. Le citadin pauvre devient méprisable, voire dangereux. La charité se transforme en une affaire laïque.
Démasquer l’escroc à l’aumône
Une autre pensée religieuse parmi d’autres disséqués dans ce livre captivant, enjoint de ne pas donner aux personnes «ne répondant pas aux canons chrétiens». Ainsi la ville de Bâle produit entre 1433-40 un bulletin sur les tricheries des mendiants décrivant 26 types de faux mendiants et les moyens de les démasquer. Ce rapport a eu «une influence majeure sur la manière de considérer les pauvres en Europe» puisqu’il a été repris dans un ouvrage 18 fois réédité et préfacé par Martin Luther, le Liber vagatorum. On trouve en 1833 une version francisée de ce Liber (p. 26-27, les mauvais pauvres).
Qui s’occupe de quels pauvres?
Souvent, l’origine des pauvres est mise en cause; on ne va pas aider des gens inconnus, priorité devant être donné aux pauvres «bien d’chez nous». Les vagabonds récidivistes sont même en France marqués au fer rouge d’un M pour mendiants.
À Berne, on coupait ou fendait les oreilles des pauvres considérés «étrangers»! Histoire de les distinguer de ceux qui méritent d’être aidés.
En outre, même aujourd’hui, savoir qui est responsable de s’occuper de qui, échauffe les esprits: l’État ou les privés, ou personne …? Et enfin, que font-ils des miséreux, des sous qu’on leur donnent? La mendicité pose depuis des siècles des questions qui suintent la méfiance, estiment les auteurs.
Le public reste ainsi tenaillé par le doute.
Néfastes politiques actuelles
En Suisse, les auteurs soulignent (p. 44 +45) que l’ODM (Office fédéral des migrations) «participe activement à criminaliser l’activité de mendicité» en prétendant dans une circulaire de 2010 que «les services migratoires sont confrontés à une augmentation d’actes répréhensibles commis par des représentants d’États membres de l’UE, notamment des Roms» et ce sans aucunes preuves chiffrées. L’ODM souligne que «loin de se livrer à la mendicité de façon passive, ponctuelle et isolée, ils sévissent en bandes organisées et à grande échelle». Colportant des clichés éculés sans fondement réel, l’ODM poursuit: «Des agressions physiques sont perpétrées, le recours à la menace aux voies de fait ou à la contrainte pour soutirer de l’argent à leurs victimes est de plus en plus fréquent». Et plus loin: «Ils se font passer faussement pour des handicapés».
Peu étonnant, avec pareille propagande, que le sentiment d’insécurité perçu face aux pauvres soit grandissant. Pourtant Tabin et Knüsel notent qu’il n’existe pas de stratégies de réseaux, que les tactiques repérées sont induites par les opportunités de transport bon marché (bus Euroline par ex.) ou les recommandations à l’intérieur du groupe venant d’une même région.
Témoignages et récits
La seconde partie du livre est fort instructive: fruit d’observations sur le terrain, de constatations recueillies auprès des personnes concernées, cela donne une image très différente des difficultés de la vie de nomade en ville.
Résumer ici ces témoignages dépasserait le cadre de cette critique.
Conclusions et solutions
Concrets, les chercheurs citent une liste de mesures positives prises pour que les sans-abris retrouvent une dignité: des villes ont commencé par loger, de diverses manières (car il n’y a pas de solution-miracle applicable partout) celles et ceux qui dorment dans les parcs ou sous les ponts. Puis il s’agirait de veiller à leur santé, et en fin de compte, de demander aux intéressé·es de quoi ils ont le plus besoin.
Or qui parle des pauvres, hormis Caritas et quelques ONG? Difficiles à mobiliser, les plus démuni·es souffrent d’omerta, tout le monde se plaint de la situation inextricable (on met des amendes jamais payées), reste que les autorités politiques bottent en touche, le débat ressurgit régulièrement, mais la répression et la criminalisation sont souvent l’unique réponse fournie.
D’abord une question de mentalité
Les outils pour faire évoluer les mentalités existent (campagne stop à l’antitsiganisme, un «serious game» destiné aux écoles, des expos photos) mais pas grand monde parmi les gens aux manettes ne semblent désireux de s’en servir.
Le dernier paragraphe de l’ouvrage condense le propos: «Lutter contre les pauvres ne réduit en rien la pauvreté qui conduit des personnes à mendier; au contraire, cela l’accentue.»
L’appel est lancé: d’autres politiques sont nécessaires, les exemples abondent!
La parole au photographe
Quelques précisions du photographe Yves Leresche sur sa démarche:
«Mon but était de combattre l’idée d’une exploitation des mendiants et de montrer que ces familles migraient de leur plein gré dans toute l’Europe».
Pour en voir et en lire plus sur son vaste travail: https://www.yvesleresche.ch/roms-la-quete-infatigable-du-paradis
Le livre (54.- commande par le formulaire de contact), Roms, la quête infatigable du paradis, Yves Leresche, Leonardo Piasere, Jean-Pierre Tabin et Vera Tchérémissinoff: https://www.yvesleresche.ch/livres
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Lutter contre la pauvreté, 176 pages, 14.- frs.
Éditions d’En Bas, Lausanne, 2023 ISBN 978-2-8290-0679-1