Un duo doué talonne Une Sœur à effet ricochet

Quête énigmatique, le roman-photo Sœur? scotche l’attention. 100% chauxoise, l’aventure imaginée par Jérôme Correa et photographié par Roberto Romano, joue le suspense. Rencontre.
Mettez-vous en mode noir-blanc pour une heure. Branchez votre chaîne hifi vintage. Baissez l’intensité de vos luminaires Ikea ou pas.
Ouvrez le roman-photo de Jérôme Correa et shooté par Roberto Romano. La magie opère, PAF, vous voilà au cinéma. L’œuvre est dédiée à Alain Margot. Le ton est donné.
Comme à l’écran, le décor est imposant. En prologue, un court-métrage intitulé Marcher sur des œufs (N.B. aucune coque n’a été blessée durant les prises de vue: il n’y en pas à l’image!).
Le décor est total chauxois: la *marche* se déroule au Temple Allemand dans un ambiance inquiétante, propice aux rencontre des oosphères (gamètes femelles) avec les anthérozoïdes (gamètes mâles) pour former de petits zygotes (des œufs, quoi).
Une œuvre post-documentaire
Surgit alors l’appel du son, un vrai vinyle tournant sur lui-même.
Le décor n’est pas déterminé; petit à petit, on retrouve une foule de lieux connus de la ville: un sous-voie, un atelier, une librairie, des bistrots. Même les escaliers sont d’ici. Lectrices et lecteurs peuvent d’amuser à retrouver où perche le kiosque, la clinique et les couloirs mis en images.
L’antre du savoir
Un lieu parmi d’autre retient l’attention: la salle de lecture de la Bibliothèque dans l’ancien Gymnase. Troublantes perspectives, contre-plongées, prémisses d’une rencontre, l’intrigue s’y noue.
Actrice et acteur bien rôdés
Campés par Laurence Maître et Olivier Gabus, les rôles principaux sont convaincants; Max (Gabus) en homme perdu dans un monde impossible voire difficile – «Pourquoi faudrait-il toujours tout formuler, tout expliquer» – et Deborah (Maître) imperturbable sous la douche ou dans la forêt qui apparaît rayonnante… pour mieux disparaître.
Cohorte d’illustres figurant·es
Comme l’improvisation était souvent au rendez-vous, il n’y a pas eu de véritable casting. On rencontre dès lors une foule de visages connus de La Chaux-de-Fonds, de traîne-lattes réputés aux intellectuels patentés en passant par des artisans proverbiaux et le fantôme de Margot. Ne pas chercher de logique, seules les gueules comptent. Goguenardes ou menaçantes, le choix est fort réussi. J’adore.
Des figurants ont parfois surgi au moment du shooting. Cela ajoute à Une Sœur? la subtilité de regards hallucinés et des vérités assénés comme des coups de gueule, contrepoint de son ambiance grave voire plombante.

Vous l’avez compris, point de roman-photo à l’eau de rose où Marie-Chantal drague Jean-Rodolphe dans le zouli parc au bord du lac.
Sons venus de l’auteur
Celleux qui, comme ma pomme, ignoraient les nombreux talents musicaux de Jérôme Correa, découvrent en bonus de ce roman-photo, un CD entièrement composé et joué par le multi-instrumentiste Correa. En couverture et dans la pochette, ses deux enfants masqués posent en écho au bouquin. Sept morceaux principalement joués sur diverses guitares. Donc curieuses et curieux achèteront la galette avec le bouquin (c’est le concept) et liront les détails des cinq engins à cordes utilisés.

Les autres achèteront aussi ce CD (car oui, vraiment, c’est l’idée) et découvriront six ballades et un long morceaux de synthé sous le signe de la Lumière malice (je raconte le clin d’œil plus bas).
Mixage à la rue du Progrès
Enregistré et mixé en ville dans le studio de l’hyperactif musicien-producteur Félix Fivaz (encore un Chauxois), à la rue du Progrès. Là, outre les guitares, Correa joue de tout, de la batterie emprunté à Félix, du sax, du piano et du Moog.
La BO du livre
Le CD reflète l’ambiance du roman-photo. Le personnage principal écoute les chansons sur un disque réapparaissant aux dernières planches. Les titres de cette «BO» sont évocateurs: Les esprits d’’en bas, Le troisième jumeau, Invisible. Des bouts de dialogues tirés des cases complètent cette bande sonore.
Voyons comment a été constitué ce roman-photo noir.
4000 photos, un an de Making of
De janvier 2023 juin 2023, les deux compères Correa et Romano ont couru d’un coin à l’autre de la métropole, photographiant les scènes dans le désordre comme pour un film. La phase montage s’est ensuite étendu sur plusieurs mois. Ajoutez les heures passées à trier les clichés. Roberto Romano estime avoir fait plus de 4000 photos.
Le processus s’est déroulé en parallèle, à la manière de rush d’un tournage cinéma: une séance de shooting extérieure ou en appartement, hop Correa reçoit une première sélection. Aller-retour. Second triage.
La mise en page, le «narratif» est assuré par l’auteur du scénario. Il n’y avait pas réellement de story-board au départ, un script suffisait pour réaliser le matériel image de base.
Une semaine bien rythmée
Le duo savait que l’histoire se déroulait sur une semaine. Le tout est pensé en mode scène, plan-séquence, flashbacks et dialogues.
Guère étonnant: au départ, Jérôme Correa avait un film en tête, manque de moyens financiers, difficultés diverses, il passe au format roman-photo.
Avec bonheur: l’histoire rebondit sans cesse, les temps morts dans l’esprit de Max peuplent les pages; puis l’action saute habilement aux moments haletants montés façon poursuite.
Pimentée de dialogues intrigants, cette œuvre fait mouche.
Le coup de la capuche
Parfois des éléments inattendus surgissent en plein tournage. Un jour, pour les besoins d’un spectacle, Olivier Gabus doit se couper les cheveux. Au printemps, au milieu des shooting. Ah zut! Mettre une perruque? Pas top, tout recommencer? Impensable.
Ainsi, dans plusieurs plans l’acteur est muni d’un capuche. À vous de reconstituer le calendrier des shootings 🙃.
Rencontre avec le duo doué
Après une séance photo sur la coursive du hall majestueux de la salle de lecture –un studieux nous a intimé de faire silence en ce lieu de Sainte-Concentration – attablés, les deux complices se sont toisés en souriant. Ils ont alors déroulé une farandole de souvenirs et de confidences.

Producteur-réalisateur ondoyant
Le créatif Jérôme Correa n’a jamais réalisé de roman-photo. Comme rien ne l’arrête, j’ai souhaité savoir s’il avait une sœur.
«Je n’ai pas de sœur, mais j’avais envie de m’en inventer une! J’ai des jumeaux dépareillés, une fille, un garçon. L’idée est née après un soin chamanique ayant révélé une présence féminine en moi.
Ce point de départ était plausible: il arrive qu’un des fœtus jumeaux soit perdu au cours de la grossesse. À l’époque où ma mère était enceinte, l’échographie avant naissance n’existait pas encore. Et on ne parlait pas de jumeau évanescent. L’apprenant, j’ai été assez surpris. Ma mère n’a aucun souvenir précis d’une fausse couche partielle.
Bref, c’est tombé à un moment de ma vie où j’étais sensible à cela. Le résultat est là, publié».
Tout savoir sur sa boîte de prod’? Par ici sur bandcamp.

Photographe par passion
Roberto Romano a un frère et pas de sœur. Il avoue n’avoir été «pas trop chaud» pour le projet Sœur? lorsque Jérôme Correa lui a proposé d’y collaborer – «il m’a ri au nez» s’exclame l’intéressé – Assuré d’être libre de pratiquer son style habituel, Romano est alors sorti de sa zone de confort: «J’aime plutôt ce qui est planifié, alors que là, il y a eu beaucoup d’impro, c’était jazzy» (sourire du musicien).
Son intérêt esthétique a été titillé: «Normalement, il n’y a pas de personnages dans mes clichés, c’est plus contemplatif, là j’ai été servi».
L’inattendu au coin d’un bar
Ainsi, il a fallu rebondir lorsqu’il n’y avait pas un chat ou presque – deux types au bar – à la SoCo un soir envisagé comme bondé pour une fête. «On a fait la scène avec les deux gars au lieu d’une foule».
Bilan: il y a eu une belle progression en créativité au fur et à mesure des shootings. «Je suis content du résultat. C’était prenant, on avait certains éléments de cinéma qui revenaient, comme les raccords avec les habits, la coiffure, les éclairages».
Même sans être fan de roman-photo, un beau livre à ne pas manquer.
***
P.S. N’attendez pas Frère? Aucune suite n’est prévue, le projet est terminé.
En vente chez Impression, La Méridienne, Payot, Zorrock et La Vouivre.
Prix 30.- y compris le CD 🍀 futur collector, si, si!
ISBN : 978-2-8399-4484-7, décembre 2024, PSVProd
