Cinq cafés pour la scierie
Au cœur de l’hiver, visite aux confins de La Chaux-de-Fonds, à l’ultime scierie à façon de la commune. Bernard Aeschlimann, passionné de bois raconte devant un café.
Nichée au cœur d’un domaine d’une quinzaine d’hectares, une scie taille des grumes depuis 1939. La forêt couvre environ six hectares des terres de la famille Aeschlimann, installée depuis des lustres à quelques centaines de mètres de la déchetterie que tout le monde connait en ville.
Du bois pour les skis
L’oncle de Bernard Aeschlimann, son prédécesseur, fournissait des planches de frêne pour les mythiques skis Kernen, produits dans la même localité durant des dizaines d’année. Ces lattes étaient façonnées dans les deux maisons en forme de triangle bordant la route cantonale. Kernen a fabriqué jusqu’à 5’000 paires
par année. «Depuis 1924, le logo était un aigle», note le Musée suisse du ski que relève que «Trois modèles sont connus: Chasseral, Tête-de-Ran, Sommartel».
Sapin du Haut, chêne du Bas
Retour à la ferme. Héritiers des défricheurs chantés par François Bonnet, Aeschlimann explique d’où proviennent les grumes qu’il scie quasiment tous les jours, sauf exception: «Je scie beaucoup de sapin blanc, d’épicéa, d’érable et de frêne de mes forêts ou des environs. Des fûts que l’on tronçonne puis débarde localement. Pour le chêne, je me fournis dans le Bas, à la commune de Corcelles. J’ai fait l’armée avec le garde-forestier, je lui commande suivant les besoins un camion de grumes de son triage». Ce chêne est surtout prisé pour les grosses barrières en bois qui bordent certaines propriétés.
«Mes 6 hectares fournissent, à six cents mètres de la maison, des longs bois, des fûts qui poussent sans trop de nœuds aux deux premières billes».
Ainsi en 1976, pour agrandir la ferme familiale, Bernard Aeschlimann a découpé sa première charpente complète, faite de bois local. Il est capable de vous faire un panorama de toutes les pièces de la contre-fiche à la faitière, en passant par la panne (rien à voir avec un incident mécanique, il s’agit d’une pièce de charpente horizontale qui soutient les chevrons).
Les ormes du Parc Gallet
Les belles années, la scierie du Crêt-du-Locle affichait un volume scié de 700 à 800 m3. Bernard Aeschlimann a scié de tout: pin, sapin de Douglas, hêtre, frêne, érable, sans oublier l’orme.
«J’en ai scié pas mal un temps. Il fallait les abattre, car ils étaient atteints d’une maladie, la graphiose de l’orme, un champignon dont les spores sont transmises par de petits insectes, les scolytes. Ainsi, j’ai débité pour l’ébéniste Gérard Pfeiffer les ormes malades du Parc Gallet».
Des frênes, décimés un champignon mortel, sont désormais au programme de la scie: un tout beau spécimen a séché récemment, juste à côté de la ferme. Après élagage pour que les branches sèches ne tombent pas sur la ligne électrique, le propriétaire a décidé, pour l’instant, de garder sur pied le tronc sec.
Retourner les planches à temps
L’art de sécher correctement les planches fraîchement sciées n’a pas de secret pour le bonhomme. Ne disposant pas d’un séchoir fermé ou d’une étuve pour apprêter les planches brutes afin qu’elles gardent une couleur uniforme, la scierie applique la méthode traditionnelle du séchage à l’air libre, plus lente mais moins gourmande en énergie.
C’est simple, il suffit en effet d’empiler les planches et de les retourner régulièrement durant un an au moins.
Certes, il faut de l’huile de coude. «Si on les retourne pas, ça cintre au soleil, c’est impressionnant à suivre», précise l’ardent défenseur de la tradition. Il «bâtonne» son bois à l’air libre ou dans un petit hangar. Entendez que les planches sont séparées par de petits carrelets en bois pour qu’elles puissent se déshydrater à l’aise.
Livraison tous azimuts
Durant ses nombreuses années d’activité, Aeschlimann a livré dans toute la commune et au-delà. Un temps, il a fourni des planches aux écoles locloises, pour les travaux manuels. «Un beau jour le prof a changé, et je n’ai plus eu de commandes. Le nouveau ne jurait que par le bois croisé ou étuvé venu d’ailleurs», sourit le scieur.
Il a livré de nombreux chantiers et artisans, débitant du bois pour des charpentes, des planchers, des portes ou des tables.
Arrivages de tous horizons
Quelques anecdotes parmi les plus cocasses contées par le natif du Crêt-du-Locle:
Il est réveillé une nuit à 3h30. C’est un camionneur voulant à tout prix décharger ses grumes. Le gars devait illico débarquer le chargement car il allait prendre une nouvelle cargaison à l’aube. Bon zig, le scieur s’est habillé vite fait.
Des paysans durs à la tâche sont aussi arrivé un soir à minuit avec plusieurs troncs. Sans prévenir.
Commandes à tout moment
En plein été, Bernard est sur son tracteur en train de faire les foins. Arrive en trombe une camionnette au milieu du pré:
– J’ai besoin d’une panne, j’en ai une qui vient de péter et on doit couvrir le toit demain.
– Pas question, tu vois bien que j’suis en train de faucher!
– Ah, pas de soucis, je remplace au tracteur et tu vas vite scier, moi j’sais pas faire aller ta machine.
Le chef de chantier a eu sa panne le jour même.
Par contre, le zozo venu un 25 décembre demander une planche a dû attendre … jusqu’au 26.
Belle carrière
Fêtant ses 70 ans cette année, notre scieur est un grand bosseur qui aime entendre chanter sa scie aussi souvent que possible. Carré d’épaule, il tient la secousse à coups de café noir. «Avec chaque client, on boit le café, c’est clair», indique sa femme Chantal.
Une vénérable scie
Après un premier café, un tour dehors s’impose pour examiner le hangar abritant la scie. La machine couverte de sciure est imposante. «Je l’ai achetée d’occase à une vente aux enchères». Impossible de préciser son âge: elle n’a pas de compteur d’heures ou de mètres sciés, ni de plaque de fabrication visible. «Au début on avait pas la force électrique, on tournait avec un générateur diésel Deutz, on était autonome».
En scierie, l’évolution suit le mouvement actuel, toujours plus de paperasserie. «Il faut tout facturer en détail pour les contrôles TVA et fiscaux. Les paysans se sont mis à la compta. Avant, on payait de la main à la main et ça marchait bien».
Scieries d’antan
De retour au salon pour se réchauffer devant un second café, attablé avec sa femme Chantal, la photographe et le reporter, Bernard explique que la table a été fabriquée par sa femme. «Dans ce métier, on est pas tout seul, sans Chantal, je tournerais pas».
Où se trouvaient les autres petites scieries sur la commune? «Il y avait Allenbach aux Joux-Derrières, Grossenbacher aux Petites Crosettes et une au Locle, elles ont toutes fermé. On se filait du boulot si on en avait trop. Le soleil brille pour tout le monde», sourit le septuagénaire à qui la concurrence n’a jamais fait peur.
Passion du bois de pays
L’homme à la scie a ainsi consacré une bonne partie de son existence au bois, «bien que ça ait été d’abord une activité annexe à la ferme. Elle a pris petit à petit de l’importance». Évitant autant que possible les bois exotiques, il scie du suisse et cherche désormais à remettre l’exploitation. Il forme deux jeunes qui, espère-t-il, seront capables et assez tenaces pour reprendre le flambeau.
L’oncle Auguste
Qui a lancé cette activité? «Ah, c’est mon oncle né en 1894, l’Auguste Béguin, charpentier de métier. Il a fait deux mob, la Première et la Seconde Guerre mondiale. Manque de pot, il a démarré en 1939, juste avant la déclaration de guerre. Il avait commencé à monter le hangar où il y a la scie maintenant. Appelé sous les drapeaux, il a pas pu finir. Il a demandé à son supérieur un congé militaire pour pourvoir terminer avant l’hiver. L’officier, obtus, lui a octroyé 24h de permission. On a vu arriver l’Auguste en uniforme disant j’ai qu’un jour de bon, on va jouer aux cartes.»
«Un morceau de bois»
Plus tard, au quatrième café, reporter et photographe sont repartis prendre le train.
Le café suivant chauffait: un ami venait de se pointer claironnant: «Je veux juste un morceau de bois».