Esprit es-tu là? L’avenir du Train Fantôme
Six mois après le décès du cinéaste Alain Margot, le sort de son Train Fantôme reste un mystère. Retour sur l’histoire d’un lieu improbable, survivant de l’esprit Punk de nos montagnes.
Quiconque ayant un jour visité le Train Fantôme un soir de vendredi 13 ou de 11 septembre, se souvient de l’inquiétante étrangeté émanant des lieux. Les murs sont presque entièrement couverts de cadres et d’affiches de films de séries B. L’éclairage vacille et les marches craquent.
Des mannequins vêtus de cuir vous fixent de leur regard sans âme, et la créature de Frankenstein guette votre venue, derrière le rideau de la salle à manger. Une odeur de renfermé et de caoutchouc imprègne les couloirs.
Monument à la culture déviante
Animaux empaillés, jouets mutilés et autres «craignos monsters» s’invitent au salon, entre deux fauteuils mités. Ce monument à la culture déviante reste l’un des principaux héritages du regretté Alain Margot, originaire de Sainte-Croix, à la Métropole horlogère.
Le Train Fantôme n’est pas l’œuvre d’un seul homme. A l’orée des années 1990, La Chaux-de-Fonds voit naître un nouvel engouement pour l’art alternatif. Les loyers peu élevés contribuent à cet essor. Habitant en Suisse depuis 1978, le Mortuacien Jean-Pierre Vaufrey installe son atelier de sculpture au 31, rue de l’Hôtel-de-Ville.
Vaufrey rejoint l’Association Ka, formée en 1988, où il rencontre l’artisteLuc Torregrossa. En 1992, l’Association crée le Bikini Test. Vaufrey se charge de construire le bar, dans une esthétique biomécanique. Un an plus tard, le même groupe inaugure La Plage des Six Pompes.
Test d’endurance: Mireille Matthieu
Vaufrey et Torregrossa, rejoints par Stéphane Moor, investiront l’ancien atelier au 31. Ils fondent le club Herr Major, un refuge libertaire où, deux fois par mois, on devisait de tout sans tabou, loin des affres du quotidien. Torregrossa s’amusait à faire peur à ses camarades, en déclamant des passages de vieux manuels sur le bonheur domestique, tandis que de vieilles cassettes de Mireille Matthieu servaient de test d’endurance aux plus braves. Les plus dantesques de ces frasques étaient compulsées dans un livre d’or.
Peau d’anaconda
Herr Major était un personnage, responsable de tous les maux de la Terre, incarné par un style kitch dont le trio se plaisait à détourner les codes. C’est dans cet esprit que fut décoré le salon, avec des éléments de récupération. Vaufrey aidait un brocanteur dans ses diverses missions, lui donnant accès à quantité de bibelots étranges. Lors d’une de ces virées au Crêt-du-Locle, le sculpteur dénicha une peau de léopard et une autre d’anaconda. De vieux portraits de famille et des casques d’armées diverses complétèrent le décor.
Fin du Club Herr Major
La santé déclinante de Luc Torregrossa annonça la fin progressive du club. Le génial dessinateur mourut du Sida en 2002 à l’âge de 37 ans. Une monographie fut publiée en 2009 aux éditions du Cormoran.
Moor sembla s’être volatilisé et peu savent aujourd’hui ce qu’il est devenu. Jean-Pierre Vaufrey délaissait peu à peu La Chaux-de-Fonds pour travailler à Sainte-Croix avec l’automatier François Junod: «j’ai vécu trente ans dans cette ville, j’en avais fait le tour», se remémore le sculpteur.
Arrive Margot
Ami de Junod, Alain Margot investit progressivement les lieux tandis que le club périclitait. Vaufrey et lui avaient déjà travaillé ensemble, lorsque le sculpteur aidait H.R. Giger à la conception d’un Train Fantôme dans les jardins du maître. Margot s’était rendu sur place pour faire des prises de vues.
Photos et obsessions
Celui qu’on appelait «Le Gum» peupla la demeure de ses mannequins et surtout d’une multitude de photos cadrées, produit de son travail et de ses obsessions. Si quelques créations de Vaufrey subsistent encore, le sculpteur préféra laisser le Train Fantôme aux seules mains de son nouveau démiurge: «Contrairement à la légende, nous n’étions pas fâchés, Alain et moi. Seulement, je ne partageais pas sa vision et je m’inquiétais de la sécurité des lieux», précise Vaufrey.
Le Train Fantôme n’a rien de sûr en effet, surtout les soirs d’affluence. C’est en grande partie grâce à la magnanimité de la Commune et à la compréhension du propriétaire que cette zone de non-droit a pu subsister sans incidents.
Le Bar Femen
Les années 2010 marquent un nouveau tournant pour Alain Margot. Le cinéaste suit le combat des Femen dans leur Ukraine natale durant trois ans. En 2012, le «bar Femen» est inauguré au Train Fantôme. Plusieurs des militantes sont de la partie, temporairement réfugiées à La Chaux-de-Fonds. Parmi elles, Oksana Chatchko, peintre d’icônes et nouvelle muse d’Alain. Le documentaire Je suis Femen sort en 2014 et rencontre un joli succès d’estime. Le film est considéré par beacuoup de critiques et de fans comme le point culminant de la carrière d’Alain Margot.
Si un fantôme hante bien les lieux, c’est celui d’Oksana, décédée tragiquement à Montrouge en 2018. Alain ne s’en remettra jamais vraiment et le bar Femen semble incarner toute sa tristesse et son amour perdu.
Travail inlassable
Alain Margot continuera jusqu’à sa mort de modifier le Train Fantôme. Les cadres étant régulièrement volés, Alain les remplaçait inlassablement, tel un nouveau Sisyphe sur le bateau de Thésée. Parmi ses derniers projets, Alain envisageait de décorer l’une des rares pièces vides de la maison en une «chambre des momies». Un espace d’exposition aurait aussi dû voir le jour à côté du bar Femen.
Suite au décès d’Alain en octobre 2023, le Train Fantôme ferma ses portes, le temps du deuil.
Une fausse pierre tombale au nom d’Alain Margot, fabriquée à l’occasion du Bikini of the Dead 2023, trône actuellement au salon où jadis se réunissait le club Herr Major.
Aujourd’hui, il est à nouveau accessible sur demande, par l’intermédiaire d’Alexandre Baillod, actuel responsable des lieux. Cette année, des événements tels que Ludesco ont pu investir le Train Fantôme pour les besoins d’un jeu de rôle grandeur nature, Le Cirque des Écarquillés.
Le scénario du jeu – une troupe de cirque préparant un hold-up – n’aurait pas dépareillé dans la filmographie du «Gum». L’activité était supervisée par Yannick Trolliet, membre de l’association SIDH à Genève. Malgré des dizaines de parties, il n’avait jamais trouvé meilleur décor.
Le festival 2300 Plan 9, héritier de l’esprit Punk des années 90, a également pu profiter des lieux et les faire visiter à ses invités de marque. Parmi eux, on trouvait le cinéphile australien Jack Sargent, en charge du cycle 35 mm du festival. Il n’oubliera pas de sitôt le joyeux chaos de notre scène alternative.
Bientôt une association
Le Train Fantôme vit ainsi une période transitoire, le temps de permettre à Alexandre Baillod de former une association. Son but sera de préserver et mettre en valeur ce lieu unique, avec des visites guidées et un documentaire.
A travers ses différentes phases, le Train Fantôme retrace toute une histoire de l’art alternatif de nos montagnes neuchâteloises: «Je ne pense pas que d’autres villes romandes possèdent un pareil lieu. Le Train Fantôme ne peut vraiment exister qu’à La Chaux-de-Fonds», affirme Nicolas Babey, ami d’Alain Margot.
Et que ça dure!
A l’heure où partout dans le monde, la culture est sujette à l’uniformisation, de tels espaces ont besoin de notre soutien. Que le Train Fantôme ne devienne pas un mausolée, mais qu’au contraire, il nourrisse encore l’inspiration des esprits frappeurs.
Sauf mention contraire, toutes les photographies © Guillaume Babey 2024