L’électron libre Claude Lebet, Amatisé

Le brillant luthier Claude Lebet, planétairement connu, est insouciant. Cela lui a coûté gros. Talentueux du rabot et du stylo, il conte ses aventures en 250 pages. Impressions.

André Amati fondateur de la dynastie des plus grands facteurs d’instrument à cordes du XVIIe siècle, était un modèle, un pionnier, un monument de la lutherie. Il constitue le fil rouge des 68 histoires du bouquin de Claude Lebet, mon camarade de classe des années 70. Lebet aime Amati, admire Amati, a réparé des Amati: il est en quelque sorte poursuivi par son illustre ancêtre.

Volute, ornement en spirale, à l’extrémité du manche d’un violon © Eveline Perroud

Comme Amati, mon ami chaux-de-fonnier, à moitié sicilien par sa mère, a étudié la lutherie (contre l’avis de son pasteur de père) à Crémone. Comme Amati, il a fabriqué violons et violoncelles pour des musicien·nes virtuoses.

Maître du superlatif

La comparaison s’arrête là, à ce que j’en sais, Amati n’a pas connu les geôles du duc de Milan.
Claude Lebet a payé cher ses errements flamboyants; il le reconnaît pleinement dans le livre, il a jonglé avec les violons hors de prix, les archets très chers et un jour, son château sonore construit sur du sable s’est effrité fatalement.

L’atelier au Landeron

Il ne pourra sans doute jamais revenir à meilleure fortune.

Repas surprise dans la rue

Recevant des Éditions du Griffon une offre de souscription pour son opus, je n’ai pas hésité: je voulais comprendre comment l’artiste de la résonnance allait rebondir, une énième fois.
De temps à autres, je le croisais sur un quai de gare ou dans un aéroport, toujours armé d’un étui à trésors. Tel celui qu’il m’avait montré entre Lausanne et Genève, le Stradivarius Milanollo de 1728.
Si nous n’étions pas cul et chemise, j’avais pourtant été invité au repas homérique qu’il avait organisé pour fêter son départ de La Chaux-de-Fonds le 15 octobre 2004. En pleine rue derrière la Salle de Musique, des centaines d’amis et clients avaient ripaillé jusque tard dans la nuit.

Le jongleur suisse

À Rome, outre fabriquer d’excellents instruments, Lebet faisait commerce de violons millésimés – je n’invente rien, le rapprochement avec le vin figure dans le livre – d’un continent à l’autre.

Boire ou jouer, il faut choisir © ClaudeL

Il vendait conseillait, organisait des expositions (j’y reviendrai) et trouvait le temps d’écrire des monographies sur des instruments mythiques.

Installé à Rome en 2004, à proximité de Piazza Navona, au coin de la Place de Ricci où se trouve Pierluigi son resto préféré, le fameux luthier jonglait avec les euros, les yens et les dollars. Las, il a dû faire face à des échéances qu’il ne pouvait honorer. Le Chauxois s’est retrouvé ainsi incarcéré.

Exercice: rédiger au violon

Il s’est alors mis à écrire. Contraint à l’activité littéraire par ce séjour à l’ombre, l’infatigable Lebet a trouvé moyen de s’occuper.

Autoportrait © ClaudeL

S’il a dû se bagarrer pour avoir du papier et le droit de l’utiliser en taule, (il remercie d’ailleurs celle qui l’a soutenu dans sa démarche), si les éditeurs ont dû ensuite se battre, eux, avec un traitement de textes italien rétif, le résultat est probant: agrémenté de vignettes signées Lebet, cet épais livre est un entrelac de souvenirs, tant techniques que cocasses, passant sans transition de l’enfance à l’atelier, des arrière-salles de concert aux réceptions fastueuses.

Vécu extravagant

J’ai adoré les anecdotes mettant en scène des douaniers, les manies des chefs d’orchestre, la pingrerie et la générosité. L’ouvrage passe en revue l’univers du violon, ses sublimes pièces et les défauts de ses protagonistes, ses brefs récits surgissent sans ordre chronologique.

Signalons en passant un film de Jacqueline Veuve consacré à ce bougillon protestant alors âgé de 32 ans, dans la série les Métiers du bois.

Chevalets en devenir © Eveline Perroud

Dans «Un violon pour des violons» l’instrument est à l’honneur et on imagine aisément les difficultés à construire et choyer l’instrument. Voire celles de déménager un atelier de lutherie, exercice maintes fois pratiqué par le Chaux-de-Fonnier.

Bourlingueur mélomane

Sachez que Lebet était partout. Au Caire, à Leningrad, Londres, Berlin, Séoul, Paris, Tbilissi, Tokyo, de nombreux violonistes souhaitaient qu’il vienne régler leurs instruments. Ou leur vendre un Stradivarius, un Guarneri del Gèsu ou un Amati.

Collection de chevalets anciens

Période faste où il rencontre des duchesses, des princesses, des grands maître du violon – «120 kg de talent et de fatuité» relate Lebet sans pitié – des mécènes et des collectionneurs.
Toutes et tous passionné·es, mis en scène par l’auteur, qui sait conter ses courtes histoires sans trop insister, de manière charmante.

En effet, Lebet est un charmeur. Nous draguions les mêmes copines au Gymnase. Il l’emportait haut la main, toujours souriant, mieux sapé que moi. Remarquez que ce genre d’anecdotes ne figure pas au sommaire: des passages sur Lebet et les femmes auraient doublé le volume de l’ouvrage …

À lire en zigzag

J’ai lu ce livre en le picorant. J’ai relu certains passages savants pour être sûr d’avoir bien compris certains arcanes de la lutherie.

Claude Lebet démontrant un détail de lutherie

À chacun·e de choisir par où commencer, on entre dans ces aventures comme dans une taupinière. Il y a plusieurs accès, on en ressort enrichi par le savoir du luthier-expert, reconnu même par les carabinieri du patrimoine italien qui le chargeaient d’expertiser les instruments saisis!

En parcourant ces pages, on apprend entre autres, ce qu’est un arlequin: un violon ayant des pièces rajoutées suite à des accidents. On saisit les angoisses de Lebet aux frontières. On effleure les mystères de la copie en lutherie, qui n’a rien à voir avec la copie en peinture puisqu’il s’agit de reproduire un son et pas une apparence.

Antichambre de l’atelier

Grands fauves des vieux violons

Né en 1956, comme Mozart (1756) signale-t-il, un 29 septembre pile-poil «le même jour que Berlusconi et Mastroianni», Lebet, un brin crâneur avoue une tendance à l’exhibitionnisme publicitaire. Cela lui a valu l’inimitié de bien des collègues.
Si la quête assidue de violons anciens l’a introduit dans le monde des grands fauves des vieux violons, elle a aussi précipité sa perte. On n’en saura guère plus, Lebet ne s’étend pas sur ses déboires financiers.

Son passage à Witzwil où il était affecté à la lessiverie, lui a inspiré une belle lettre lue par Manuela Mauri à la RTS.

Les sommes pharamineuses atteintes par des instruments à corde (et pas que des «Strad», les guitares de Jimi Hendrix se négocient aussi à des prix fous) peuvent mener à la faillite.
L’erreur, reconnaît le luthier, a été de ne pas trouver de remplaçant pour combler le départ de celui qui fut son administrateur à ses débuts, et devint grand patron de la Migros.

Des Strad au Musée d’histoire

Affairé à faire connaître les grand violons qui passaient par son atelier, Claude Lebet a organisé sa première exposition de violons dans sa ville natale. De juin à septembre 2001, «les violons des maîtres à danser» a attiré un nombre record de visiteurs au petit Musée d’Histoire de La Chaux-de-Fonds.

Exposition prestigieuse à Rome

C’est un premier triomphe qui sera suivi par bien d’autres expositions dont celle du Castel Sant’Angelo à Rome fut la plus prestigieuse.

Revival au Landeron

De retour en Suisse en attente de son procès, Lebet a vu grand nombre de portes se fermer. Après son passage au violon et quelques mois transitoires à vivre muni d’un bracelet électronique (d’un coût mensuel de 500.- francs à charge du taulard libéré sous condition), mon ami luthier s’est installé au Landeron, en vieille ville.

Dans son petit atelier, il continue à recevoir musiciens, amis, connaisseurs ou collègues luthiers venus du monde entier ainsi que les gens du cru. Campé au milieu de ce cabinet de curiosité faisant office d’atelier, il explique avec verve les détails de son art.
À l’abri de cette vieille arcade, il pratique avec aisance l’introspection, reprenant les questions existentielles qu’il se pose encore. Il reçoit également des journalistes, car le personnage Claude Lebet fascine toujours autant qu’il aime se mettre en scène.

Derrière l’apparence se cache un homme très sensible aux autres, qui hume les odeurs des belles violonistes sur la mentonnière de leur instrument.

Vernissage au Bourg

Pour lancer son livre, les éditeurs – le directeur de publication Patrice Allanfranchi en tête – avaient mis sur pied un vernissage à la Chapelle des 10’000 martyrs de la Vieille Ville. Claude n’en fait pas partie, rassurez-vous.
Une centaine de personnes s’y pressaient, pour écouter Robert Bouvier lire certains passages marquants du livre, et un duo violon/violoncelle ravir l’assistance d’un prélude de Beethoven entre autres.

Détail d’une canne violon © Eveline Perroud

Je retournerai volontiers dans cette belle chapelle pour écouter un concert qu’organise régulièrement le luthier du Landeron; avec un peu de chance, un·e violoniste fera vibrer les cordes d’un instrument qu’il a conçu.

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Pour conclure ce survol, je souhaite longue vie à ce luthier très particulier et érudit: sa bibliographie en fin d’ouvrage est imposante de précision et de clarté.

P.S. Les épisodes où Lebet est en contact avec le célèbre quatuor à cordes I Musici di Roma valent à elles seules de dépenser 34.- francs. Il a même tenté de les associer avec André Rieu 😂. Preuve que Claude ne doute jamais (ou si peu).

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Les clichés d’Eveline Perroud sont tirés du livre cité. Elle collabore avec Claude Lebet depuis plus de 25 ans.