Vuillème, grand-duc pointu de l’imaginaire

Poète, écrivain, journaliste, historien, le volatile est multifonction, vole sur le dos, sur l’eau, dans les archives et par-delà sa mémoire. Portrait d’un oiseau rare.

À l’orée de ses 75 ans, Jean-Bernard Vuillème (un collègue) est un individu aux talents fourmillants difficile à appréhender au premier abord.

Pour m’orienter, j’ai survolé son passé, prenant, quoique présenté de manière fort austère – on est protestant ou on ne l’est pas.
La photo sur l’onglet Biographie de son remarquable site, est à son image: il a l’air d’un bon garçon, bien élevé, en costume. Attention: il n’a pas de cravate.
Vuillème cache son jeu, cette image sérieuse dissimule un caractère empreint d’humour subtil quoique méthodique.

Un journaliste toujours attentif

Famille éclatée

Après une enfance dans le quartier des Forges aux côtés de son frère aîné, l’auteur en devenir déménagera dans le Bas.

Jean-Bernard avait 8 ans lorsque ses parents se sont séparés. Il reviendra, par ricochet, sur cette période de dispute entre les époux dans son livre Le fils du lendemain, un des chefs d’œuvre né de sa plume. Il y raconte le vertige identitaire d’un gosse pris d’un frisson d’étrangeté face à son père, puis d’un homme à la recherche de son père biologique.

Auto-stop et premiers poèmes

Encore à La Tchaux, il «fait son progymnase» entre 1963 et 1967, voyage un peu partout en Europe en auto-stop deux étés durant, avant de suivre l’École de commerce, un établissement où il considère «s’être fourvoyé» n’ayant aucun intérêt pour les matières commerciales.

Premières armes littéraires en 1970, avec Blouk, revue poétique intitulée de la sorte car «la poésie est un pet dans l’eau». D’autres plumes neuchâteloises y figurent, dont Anne-Lise Grobéty. Un poème de Vuillème sera lu sur les ondes de la Radio romande.

Sous la férule de Gil Baillod

Il bifurque vers le journalisme, entrant à L’Impartial en 1973. À ses débuts, il corrige pendant plus d’un an les épreuves du journal avant d’entamer un stage de journalisme. Il réussit brillamment son inscription au Registre Professionnel (RP) – abréviation usitée après le «titre» de journaliste.
Le raide-chef de l’époque Gil Baillod, lui rédige un certificat de travail élogieux.

Indispensables compagnons de périples

Bourlingueur des médias

Fort de son accessit flatteur, il quitte l’Impartial pour aller soigner sa pâleur sous des cieux brouillardeux, entendez qu’il est correspondant neuchâtelois de 24Heures et feu la TLM (Tribune-Le Matin). Il vit à Cortaillod.

Fin des année 70, il collabore occasionnellement à Tout Va Bien Hebdo, journal contestataire où votre serviteur a appris le métier. Ma première rencontre avec Vuillème.
Il se déplaçait parfois à Genève pour une séance de rédaction. Antenne neuchâteloise de cet hebdo précurseur, Vuillème avait fourni, entre autres, un portrait mémorable d’Archibald Quartier (personnage truculent à découvrir sur Plan fixe). Ardent défenseur de la nature sauvage, il avait réintroduit subrepticement le lynx dans le canton.

Difficile de s’imposer

À cette époque, Vuillème s’est mis au roman ainsi qu’aux nouvelles. Son ouvrage initial, La Tour Intérieure (1979), gagne un concours dont le prix est une publication, mais le manuscrit divise le comité de lecture des toutes neuves éditions de l’Aire, si bien qu’il paraît aux Éditions du Sauvage. Les éditions d’En-bas prévoient sa réédition en 2026.

Perché au sommet de cet immeuble, il (d)écrit le monde

En 1983, année du décès de son frère Claude-Alain (après un méchant crabe), paraît Pléthore, contes et nouvelles. Vuillème ressuscitera ce personnage (Pléthore ressuscité) 25 ans plus tard, œuvre qui lui vaudra le prix Dentan.

Dans les années 90, il trouve une base de travail et de revenus à TeleText, bosse à Bienne. Nous nous croisions parfois dans le train, je travaillais alors à Berne aux PTT. Dès lors nous avons gardé contact.

Des Cercles aux Malouines

Il change d’éditeur, devient une valeur sûre des Éditions Zoé à Carouge (GE) avec son enquête sur les Cercles neuchâtelois. Passons ici sur le reste de sa production foisonnante, la place manquerait pour donner un aperçu de chaque bouquin.

Formats variés à l’image de l’œuvre du Chauxois

Son plus gros tirage, L’Amour en bateau, en est à sa seconde réédition, signe d’un succès mérité.

Dans l’antre du scribe

Quand je me suis pointé dans le bel immeuble centenaire que Vuillème et sa femme Françoise occupent – témoin, la hauteur de plafond aujourd’hui introuvable – l’écrivain se trouvait en pleine restructuration spatiale.
Entendez qu’il réduit la voilure, plus précisément, son emprise au sol: il déménage son bureau.

Côté est, le Parc des Crêtets dégarni par la tempête en 2023

Maintenant que les enfants sont partis, quittant quelques pièces du logis, il les louera.

Dans ce bureau en chantier, il m’a conté ses milles et une (més)aventures. Étonnant qu’il soit encore entier devant moi après les aléas vécus.

Fana des cahiers quadrillés

En examinant sa bibliothèque de travail, il se dégage que les pensées et idées de Vuillème sont très organisées. Elles vivent sur papier, peuplant des cahiers quadrillés, format qu’il affectionne.

Carnet souvent consulté

Pour contempler et manier ce qu’il nomme «la complexité incroyable du monde», l’écrivain tient un journal. Guère quotidien, ce journal personnel est fonction des surprises, des coupures de presse amassées, des gens rencontrés, de ses séjours.

Il a ainsi rempli plus d’une soixantaine de carnets. Il les consulte assidûment, grâce à un répertoire thématique et un index nominal, travail de Sisyphe. Modeste, il ajoute: «Sinon, on ne peut pas s’en servir».

Disposé à prêter main-forte

«Outre ses activités, Jean-Bernard joue quotidiennement le rôle de proche-aidant», confie son épouse Françoise, qui souffre d’une sclérose en plaques depuis quelques années. Mué en chauffeur, Vuillème pourrait sans doute acquérir une licence de taxi sans devoir étudier la topographie de La Chaux-de-Fonds😊.

Une crémaillère pour triompher des marches

Tour du monde d’un curieux

Vuillème a la bougeotte quasi chevillée au corps – il réfute: «Je n’ai pas la bougeotte, je suis curieux».
On le voit à Berlin, Venise, Paris, Moscou, Leningrad, Bruxelles et en Égypte. Et j’en oublie.
Il se pose à La Chaux-de-Fonds avant de repartir. Tel ce séjour à Montréal comme délégué de Pro Helvetia à une Rencontre Internationale des Écrivains.

Pour visiter l’hémisphère Sud, il prendra un zinc de la Royal Air Force pour rallier les îles Malouines.

Du roman au reportage

Ses Carnets des Malouines sont passionnants. Pourtant, il n’était pas prévu de les publier! Vuillème était parti à l’autre bout du monde pour se documenter et écrire un roman dont le titre de travail était Le tour des Malouines en 31 jours, finalement intitulé Une Ile au bout du doigt.
Car voyez-vous, Vuillème adore pondre des titres allusifs «un peu à double sens». Pensez à La Mort en gondole ou à M. Karl & Cie. Sans oublier ses Meilleures pensées des Abattoirs, un docu-fiction hyper précis sur les rituels d’abattage.

Des prix à foison

Parallèlement au va-et-vient, son tracassin, Jean-Bernard Vuillème moissonne les distinctions. La liste complète fournit les détails. Citons-en deux ici: le Prix Schiller (1995) et le Prix Renfer (2017) pour l’ensemble de son œuvre.

Boulots de tâcheron-journaliste

L’âge croissant, l’auteur subit préjugés et aléas financiers (dès 50 ans les travailleurs coûtent cher en cotisations à la caisse de pension). Vuillème chôme et ne trouve guère chaussure à son pied; je suis tenté d’écrire encrier à sa plume.
Le scribe se met à son compte sous le sigle Les Mots communication. Il rédige, réécrit, révise, traque les erreurs. Bref, des boulots de commande, un tâcheron. «Personne qui exécute avec application des tâches sans prestige», résume le TLFi d’Ortolangue trésor linguistique frouzien informatisé.
Il a produit un temps la comm’ du RUN, mais s’est fait virer pour divergences.

Vue depuis le balcon nord de l’immeuble

Récemment, il a commis un article fort instructif sur le fameux building des Forges, construit peu après sa naissance.

Sa carrière journalistique n’a donc pas suivi une trajectoire rectiligne. Après la case chômage, son époque en indépendant, il a levé le pied. Désormais moins sollicité, il écrit, classe ses documents et indexe ses carnets. Il a récemment envoyé deux camionnettes d’archives à la BPU de Neuchâtel.

Vaste galerie de portraits

Parlant des autres, Vuillème oublie parfois de parler de lui. Passons sur son infarctus de 2007 et un premier cancer en 2014, vaincu, mais qui le rattrape près de dix ans plus tard. Deux autres cancers le poussent en salle d’opération en 2022, il s’en sort, mais les apparences sont peut-être trompeuses car l’épée de Damoclès vient encore de bouger. Espérons qu’il échappe au pire.

Heureux qui comme Vuillème sourit dans dans sa cuisine

Y’a intérêt car s’il casse sa pipe trop tôt, son talent nous manquera, notamment pour les portraits que l’on déguste dans ses livres, mais aussi ceux que la presse romande n’a cessé de publier.
Dans la rubrique souvenirs, (re)lisez ceux dédiés à Gil Stauffer, Jacques Fasel, Mousse Boulanger ou Marie-Luce Felber (mon portrait 💚, j’étais avec elle en classe).

Nouvelle parution

Dernier opus

Jean-Bernard Vuillème a recommencé à écrire des poèmes à partir de 2018, lorsqu’il se trouvait à Venise. Ayant pris conscience «qu’à long terme, ça ne va pas le faire», ces 32 petits bijoux témoignent à la fois de la mort qui se rapproche et des âmes qui voguent «vers l’Immanence du iel» et des moments où les souvenirs ressuscitent (L’infini du présent, une ode à La Chaux-de-Fonds)

Laissons-nous bercer par un poème de ce recueil:

 

Les mots

Les mots arrivent
lentement
s’inscrivent en nous
pour toujours

Et bien plus tard
ils se dérobent
peu à peu
inexorablement
laissent la mémoire
nue

Extrait de Les joies des petites catastrophes
Éditions du Griffon Pulp Collection.
69 pages, 12.- CHF / EAN: 978-2-88006-208-8

Cette collection est «une vision du noir tournée vers des auteurs aux talents multiples (…), une proposition artistique du poète, journaliste et performeur Alexandre Caldara qui lui ressemble» explication imprimée en queue d’ouvrage.

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Saluons enfin la récente présence web très documentée de Vuillème, mise en ligne réussie signée B12communication.