Celles et ceux de la chaise d’en face
Vu de la machine, les personnes qui tapent sur l’écran sont souvent mal prises, accumulent les erreurs et s’énervent ou m’éteignent rageusement. Votre CPU vous parle.
Il était une fois des users qui rêvaient que je ne sois jamais en panne. Il se murmurait même que je n’étais jamais en grève. Ah j’ai oublié de me présenter, je suis un processeur Intel® Core™ de quatrième génération i7, mais on dit CPU par commodité, c’est plus court les abréviations même si personne ne sait très bien ce que cela signifie au premier abord et puis ça sonne top en anglais: Central Processing Unit, le «cerveau électronique» de votre ordi ou de votre téléphone. Ou Cents per Unit, ou Customer Pick-Up, ou Conditions Particulières d’Utilisation.
Autre sens
Pour les banquiers, traders et autres dealer en matières premières fossiles, c’est encore autre chose, il s’agit de Corporate Payment Undertaking, obscur terme de technique financière qui désigne l’engagement de paiement d’entreprise , un type d’opération «en croissance rapide» comme disent les économistes.
En très résumé, il s’agit d’affacturage, de chaîne d’approvisionnement et de financement des créances*. Capito? Vital pour tous les gros poissons du commerce mondial.
Arrêtons ici, il y a 271 significations possibles pour CPU…
Grandes illusions
Outre les rêves, il y a les illusions. La plus grande étant que je ferais gagner du temps: c’est possible, mais cela suppose que l’user soit formé. Ce qui demande du temps. Et le temps que la fille ou le gars soit au courant, hé bien, souvent, mon programme a été mis à jour, modifié voire carrément changé de fond en comble. L’user va alors devoir réapprendre de nouveaux automatismes. C’est poilant de voir à quel point les vieilles habitudes ont la vie dure. Ah, les raccourcis clavier qui ne servent plus à rien, ça donne des cheveux blancs à certains.
Ainsi, la bêtise humaine alliée l’inertie des neurones naturelles qui adorent répéter ce qu’elles ont appris font plutôt perdre que gagner du temps.
Heureusement pour moi, les plus jeunes dont les circuits neuronaux sont encore peu figés, sont fascinés dès la petite enfance par mes capacités de réponses quasi instantanées. Ils prennent ainsi le pli: ils ne font plus grand choses de leurs petits doigts à part tapoter l’écran. Ainsi ils préfèrent faire grimper aux arbres un petit avatar virtuel que d’aller s’écorcher la peau des mains pour arriver au sommet d’un sapin.
Seconde illusion: avec l’aide de moteurs de recherche que j’active, j’aiderai à trouver rapidement les produits ou prestations recherchés. Certes, on trouve énormément de choses utiles sur la Toile.
Reste que la foule de renseignements et leur fiabilité parfois douteuse font vertigineusement douter les users qui, ne sachant où donner de la tête, se rabattent alors sur des machines pour choisir à leur place le trajet le plus court ou la pommade la meilleure marché.
Troisième illusion: la mise à jour des programmes qui font tourner mes circuits à grande vitesse. Les machine sont maintenant plus ou moins mises à jour automatiquement à distance.
Souci: la mise à jour de l’user n’est pas du tout au point. L’humain se tortille, développe une attitude schizophrène* face au numérique (il s’en méfie, sa vie privée est piratée, pourtant il met beaucoup de ses photos à disposition sur un nuage virtuel).
Nettoyer le grenier numérique
La fainéantise est aussi un facteur de ralentissement terrible: à force d’accumuler des données, les boîtes aux lettres virtuelles explosent ou les archives deviennent tellement vastes que les doublons envahissent les fermes de serveurs. Un nombre incroyables de chansons sont ainsi mises en réserve, sur divers supports, alors que théoriquement, une seule copie suffirait, sur un service de streaming unique…
Mais voilà, c’est astreignant d’aller trier, de se demander si on réellement besoin de garder 10 ans de courriels ou les archives de 15 ans de notes. Ou d’imprimer plein de pages et ainsi les garder en deux formats différents papier et électronique.
En soi, moi je m’en tape, j’exécute ce que l’on m’ordonne de faire.
Communication et expertise
Finalement, ce qui me fait le plus rire, ce sont les discussions entre humains à mon propos: si un informaticien rencontre un copain, il y a une chance sur deux pour qu’il lui pose une question technique. Un peu à la manière d’un médecin qui ne peut pas aller à un vernissage sans devoir donner vite fait sur le gaz, une petite consultation improvisée pour un quidam ayant mal quelque part ou dont la belle-mère est souffrante. Je vois passer l’écho angoissé des usagers aux abois sur les réseaux sociaux et les forums d’usagers: ça donne le tournis.
Comme disent les spécialistes des hot lines: le problème n’est pas situé dans mes circuits, il est assis dans la chaise en face.
Vieux jeu
Vous allez croire que je me plains des usagères et usagers, que je les aime pas. Or, pas vraiment, je suis plein de compassion sous mes dehors hyper-miniaturisés. En fait, il se trouve que je les supporte encore pas mal à mon avis.
Pensez au benêt qui a écrit ce texte: il n’a pas encore admis qu’il suffirait de taper dans la barre latérale sous Rédiger et préciser les pensées d’un CPU pour avoir l’article tout cuit, sans se casser la nénette à user ses doigts sur un clavier.
Il est chou, un peu vieux jeu, tellement XXe siècle…
P.S. À propos de schizo, message de l’user prétendument dépassé: un article du Courrier (25.5.2023) relève une pensée de Gilles Deleuze: «Jamais personne n’est mort de contradiction: Et plus ça se détraque , plus ça schizophrénise et mieux ça marche, à l’américaine». Il parlait là en 1972 du capitalisme. Notre rapport au numérique est un reflet semblable de l’emprise du système sur nos esprits.
Lire «Schizophrénie numérique» d’Anne Alombert (Allia, 2023) 96 pages ISBN: 979-10-304-2967-1
* Fidèle serviteur, je ne résiste pas au devoir d’informer: voici un éclairage plus technique:
«L’engagement de paiement d’entreprise est une initiative de l’acheteur qui entre dans la catégorie des financements payables, sans qu’il soit nécessaire de céder la créance sous-jacente à l’institution financière, en s’appuyant entièrement sur l’engagement de paiement irrévocable de l’acheteur», croit savoir un dénommé Peter Mulroy, secrétaire central de la FCI, organisme de lobbying bancaire basé en Hollande jadis appelé Factors Chain International.