Nyloïd céphalopode schizophrène

Ce diptyque sur deux machines est mis en ligne en parallèle. Nos internautes navigueront d’une machine à l’autre, de Nyloïd ‎à The Ghoule, créées par les frères Décosterd.

Diptyque 2

Ce texte est un délire. L’objet de mon transport mental est Nyloïd, machine réalisée par André et Michel Décosterd sous leur label Cod.Act. Je l’ai découverte lors de Total.Cod.Act, rétrospective de leur travail organisée à La Chaux-de-Fonds en octobre 2021. Ayant collaboré à ce projet, je l’ai vue tous les jours, molle ou tendue, inerte ou agitée. Je l’ai rapidement aimée parce qu’elle m’a sidérée. Je décris ici tous les motifs (tapisserie mentale) que cela m’a évoqué.

Nyloïd ‎© ‎Xavier Voirol

L’œuvre est une petite boîte noire diffusant des sons, perchée sur trois fines tiges en nylon noir, arrimées au sol, chacune tournant et se tordant compulsivement (ou du moins, sans logique apparente) sur son axe jusqu’à une tension mécanique extrême. Au paroxysme (point de rupture), l’assemblage se replie et projette brutalement le sommet de la structure contre le sol. Ces mouvements fondent des cycles aléatoires qui se répètent plusieurs fois par performance.

En italique je reporte ici des éléments pêchés ci et là dans les descriptifs et dans les discussions.

Description à froid
Nyloïd toise le public du haut de ses six mètres de pattes tubulaires. La machine danse, ondule lascivement dans l’environnement sonore qu’elle impulse. Elle respire lourdement, couine, chuinte, souffle et siffle, contrainte dans une voix distante, dilatée, saccadée, asthmatique.

La chorégraphie et la scénographie ne font qu’une, projetant les ombres elliptiques de sa mince corpulence contre les parois de la salle d’exposition; multipliant les arcs, démultipliant la sinuosité aléatoire de ses mouvements. On la dit altière et charmeuse. De contorsions sensuelles (ses appendices se tortillent souplement dans un déhanché racoleur) en effondrements fracassants (sa petite tête borgne vient heurter durement le sol), sa menaçante beauté nous émerveille et nous fige.

Identité

Nyloïd est une machine. Mais comme pour toutes les créations Cod.Act, la question du genre – propre à toute tentative d’identification, surtout quand il y a anthropomorphisme – affleure: est-elle féminine ou masculine? Fusion ou alternance des deux ou autre chose encore? Aucune caractéristique formelle, aucune indication ne permet de se prononcer.

Nyloïd s’emballe ‎©‎Xavier Voirol

Parce que j’ai le goût des marges et des brèches, parce que le monde est trop vaste pour l’enfermer dans cette malheureuse dualité, ce sera iel. Et j’accorderai verbes et adjectifs sentimentalement, accentuant volontairement un genre, attribuant une valeur hormonale particulière selon mon ressenti.

Menaçante et sensuel

Performative, iel est excessive et scandaleux, doux et enjôleuse, furieuse et autodestructif, menaçante et sensuel, traversant des humeurs si contrastées que l’analyse est sans appel: sujette à des troubles dissociatifs de la personnalité. Et oui: trois entités sont Nyloïd. Trois caractères tiraillent cette machine, la déstructurent et l’aliènent alors qu’iel tente encore et encore la verticalité d’une posture égocentrée avant de s’écraser dramatiquement et douloureusement au sol. Un acouphène étonnamment harmonique lui tient lieu d’oxygène.
Dans le sillon d’une boucle, un vagissement nous attendrit pendant qu’une voix grave vient l’accompagner, puis le submerger. Des sonorités provenant d’une recherche sur des longues fréquences radio: aléatoires, brouillées, partielles. Les voix alternent, interchangeables dans leurs statuts inaudibles mais chacune distincte.

Nyloïd en action et en public

En mouvement, iel suscite des émotions qui, conjuguées, configurent un combo émotionnel addictif: fascination et inquiétude se côtoient, collapsent, se repoussent, interfèrent. Sa lascivité est envoûtante: on ne peut pas lâcher des yeux cette chorégraphie qui nous est réservée et – en même temps, en symbiose – on s’angoisse de ces mouvements qui préfigurent une noirceur, instillent une inquiétude extrême. Le public est totalement captif et addict.

Faux-semblants

Je suis stupéfaite. L’œil collé à l’objectif photo, je suis incapable de saisir un instantané capable d’en faire le récit, de la·le contenir. Je subis. J’absorbe la vision hypnotisante. Et pourtant je connais iel: je sais sa conception. Fondamentalement, sa sveltesse et sa beauté ne sont pas issues d’une volonté, mais d’une solution ergonomique: sa forme découle d’une recherche design et dynamique. La fonctionnalité l’a racée. Vous voyez en Nyloïd une captive charmeuse créée pour vous séduire. Iel est beau par nécessité et bouge par une induction mécanique idéée pour singer un mouvement organique.

Illusion et manipulation

Compulsions déhanchées et frottements évocateurs sont là pour nous étourdir. (Détourner notre attention, corrompre notre objectivité, étouffer la critique). Son objectif n’est pas de nous charmer, mais de nous anéantir. Nyloïd tient bien des tripodes, dans sa silhouette autant que dans l’incarnation d’une créature totalement externe à notre monde.

Nyloïd enfermée dans une vieille bâtisse

Organisme indéfini dans sa nature, sa provenance, ses intentions (que l’on suppose mauvaises si on se réfère au livre d’Orwell), iel crée une frayeur (une fascination). Ce tripode mécanique mais – option romantique issue autant des textes de présentation des concepteurs que de notre bagage culturel – perçu organique et doté d’une âme (ou du moins, d’une conscience).

Possession

J’y ajoute une similitude avec le film Lexorciste (William Friedkin, 1973). On retrouve une forme possédée, contorsionnée, distordue, qui parle par plusieurs voix aux timbres différents, simultanés ou alternants, jamais posés. Possession du corps, même mécanique, absence de discours (audible) et de logique (apparente), iel est une forme sans autodétermination, contusionnée en soumission totale à une force occulte, à l’expression d’une volonté destructrice (Nyloïd se fracasse «la tête»).
Une guerre des mondes oui, mais pas entre un hypothétique alien et notre monde, humain et rationnel; c’est une faille qui existe dans notre espace de vie, un conflit affleurant sur le lac de notre rationalité: Nyloïd est l’émanation d’un monde parallèle terrifiant qui sommeille, parfois gratouille en nous et aussi peut éclater sans avertissement. Il se nomme folie. (Petit clin d’œil à Lovecraft)

Trois volontés, pas de cœur.

Nyloïd est trois moteurs. Selon Wikipédia «un moteur est un dispositif qui transforme de l’énergie en mouvement. Ce mouvement peut être physique (mécanique, électrique, informatique, etc.) ou moral (psychologique, théologique, etc.» Et une unité de mesure de sensations (là, j’extrapole un chouia). Ni cœur, ni sexe, ni système digestif. Une mise en énergie sans finalité.

Lointaine cousine du poulpe, Nyloïd partage cette particularité unique au monde: plusieurs cerveaux périphériques, situés dans les appendices. Mais contrairement aux tentacules des pieuvres qui ne peuvent pas évoluer indépendamment du cerveau principal, Nyloïd disfonctionne à cause de ses trois cerveaux uniques et déconnectés de tout centre pensant. Trois cerveaux logés aux extrêmes de ses jambes infinies, chacune cherchant à posséder un corps unique. Une tête sans cerveau? Nyloïd est un céphalopode tripode. Avec une ébauche d’âme réduite à peu de capacités sensibles: l’analyse de vitesse de mouvement et un seul organe vocal pour tout exprimer. Iel ne peut être que cinglé.

Une séquence de Nyloïd (détail)

Atteinte de troubles graves de la personnalité

«Le psychotique vit dans la crainte de l’effondrement» écrit Roland Barthes. Ielle est une psychotique sysiphienne qui s’effondre sans fin pour l’éternité. Totalement frappée, dingue sans appel, folle à lier. Et elle l’est: liée. Solidement attachée, clouée au sol, baillonnée (car sa voix n’est ni la sienne, ni libre d’amplitude), encerclée (par nous, public). Nyloïd nous implore par sa voix enfantine, audible même conjuguée aux autres plus menaçantes: «libérez-moi!»

Still Film

Ah, vision cinématographique sublime de ce Golem des Décosterd: hiver nuit, neige et pleine lune, la rue principale de La Chaux-de-Fonds totalement vide (comme souvent), Nyloïd fuyant sur ses pattes tremblotantes sous les lampadaires jaunes.
Mais jamais, non jamais il ne faudra prendre ce risque: aussitôt libéré, iel déchaînera sa furie schizophrène. Sans entraves, iel fondra sur nos carcasses fragiles pour fendre des crânes et se délecter des cris et du sang, apaisant ainsi l’urgent besoin de ses trois entités assoiffées d’amour, de haine et de liberté.

Daniela Droguett Fernández

nov 21 – juin 25

Merci à Denise Mützenberg pour son attentive relecture