Roger Favre: Poésie des marges

Automne 2019. Une silhouette voûtée, long manteau et béret, le visage mal rasé, creusé comme celui d’Arthaud. Son nez aquilin et ses petits yeux brillants donnaient à cette apparition une aura anachronique.

L’homme semblait être sorti tout droit d’une caricature de Daumier. Je l’avais rencontré dans le train liant Neuchâtel à la Chaux-de-Fonds, un soir morne d’une semaine banale.

Jurés, soyez prévenus!

A Chambrelien, il m’avait entretenu sur une mésaventure sous forme d’erreur judiciaire datant de 1998. Un an plus tôt, Il s’était attiré les foudres de l’ancien conseiller fédéral Didier Burkhalter après avoir convaincu ses collègues ouvriers de la voirie de se syndiquer. L’audience auprès de celui qui était encore conseiller communal se passa assez mal, et voilà mon bonhomme muté au cimetière de Beauregard.

La justice l’avait condamné pour avoir parlé d’un rituel funéraire africain dans ce même cimetière à deux femmes âgées. On lui reprochait aussi d’avoir craché sur une tombe et d’avoir injurié un supérieur. Après plusieurs tribulations dont la récusation d’un membre de la commission, le tribunal de la Ville annulera la peine décidée par le Conseil communal.

Homme de lettre, le prévenu avait extériorisé cette affaire dans un roman, Schmaltz entre Poutché et Garofallo (L’Harmattan, Paris, 2002). Ayant apprécié mon écoute, l’original m’envoya ledit ouvrage, m’adressant ses salutations dans une écriture manuscrite unique en son genre.

 

Des majuscules immenses semblaient vouloir manger les minuscules et les empâtements réguliers donnaient l’impression d’une partition musicale. Cette écriture s’ornait parfois de dessins, d’un chat bondissant gracieusement d’un mot à l’autre. Cet homme qui nous a quitté le 23 février, c’était Roger Favre.

La plume héroïque

Résumer l’impact de Roger Favre sur notre région à cette seule affaire ubuesque serait un crime. Né en 1942 au Locle, il suivi une formation à l’école d’arts appliqués de la Chaux-de-Fonds. Il se tourna rapidement vers la littérature et publia plusieurs romans et pièces de théâtre. Lui et son frère Pierre, percussionniste de génie, collaborèrent à plusieurs drames musicaux.
Roger consacrera un ouvrage à son frère, Plus Loin que la Solitude, revenant sur le parcours et les théories rythmiques du musicien.

Pierre Favre, le fameux grand frère batteur

Grand admirateur du visionnaire Denis de Rougemont, dont nous retenons à peine qu’un lycée porte son nom, Roger Favre défendit la liberté de pensée et d’action dans toutes ses entreprises, fustigeant la sclérose intellectuelle qui encroute encore nos mentalités locales.

Lorsqu’une exposition sur ce même Denis de Rougemont fut menacée par la démolition d’un entrepôt, Favre n’avait pas hésité à exprimer son courroux par courrier auprès de la Commune du Val-de-Travers.

Passionné d’Histoire, Favre avait dressé dans la revue Prosper et Archibald le portrait du peu connu Hans Hausamann, chef d’un important réseau de résistants suisses contre le Nazisme durant la Deuxième Guerre Mondiale. Il levait ainsi le voile sur un pan de l’Histoire helvétique, occulté autant par les Blochériens que par les chantres du rapport Bergier.

 

 

La Résistance en toute situation

Récompensé du prix Schiller, du prix des bibliothécaires Romands et du Prix Alpha de l’Unesco, Roger Favre ne cessa pas de s’investir politiquement et culturellement pour sa région. Il faisait partie du groupe Monique St-Hélier 1, servant de chambre d’écho aux idées du projet Capitale Culturelle pour La Chaux-de-Fonds.
J’appris plus tard que notre échange dans le train n’était pas un cas isolé et qu’il aimait à discuter avec les jeunes gens sur le fil du rail, échangeant conseils et adresses, comme au temps de la Résistance. «La fraternité commence par le bon usage du train», m’avait-il écrit, à la première page de son roman.

Notre époque dysfonctionnelle ne manque pas d’activistes mais ils seraient bien inspirés de se rappeler de Roger Favre, de son indépendance d’esprit et de son sens critique aiguisé. Le vent de la révolte ne récolte que la discorde s’il ne sème pas quelques graines de réflexion.

Jardinier de la pensée, Roger Favre aura fait germer chez moi ces quelques idées, simples en apparence, qui parviennent à protéger l’individu du joug constant du dogme. Puissiez-vous, chers lecteurs et chères lectrices, être inspiré-e-s à votre tour.