Festival Les Amplitudes – Daniel Zéa. Jusqu’au dimanche 5 mai.

Le paradoxe sauvage passe avant – Essai critique

 

Lors de la conférence mardi 30 avril, Daniel Zéa, compositeur contemporain et instrumentiste, mais aussi designer et artiste sonore présentait son travail au Club 44. Zéa développe son art dans l’électroacoustique, la performance hybride mêlant vidéo, son, systèmes de captation gestuelle et physical computing ainsi que de la programmation, mais aussi en tant qu’interprète dans un groupe de musique traditionnelle de la région des Caraïbes colombienne : Palenque[i] la papayera.

Zéa est un trublion généreux, explorateur de paradoxes. Cet expérimentateur cherche à renouveler le langage musical, mais sans entrer dans la surenchère de recherche sur le langage. Son approche n’est pas seulement grammaticale, mais aussi étymologique. Il s’agit de fouiller des nouvelles origines du son, qui apporteront de nouvelles manières de penser la musique. Il fait le constat que chez les interprètes, l’instrument de musique est un bouclier du corps du musicien. La sonification[ii] l’a amené à travailler sur ce que peut produire l’enveloppe corporelle : le mouvement humain.

Son travail « Quand je pose ma tête sur ta cuisse (étude) » (2010) pour trois danseurs et orchestre de testicules[iii], danse d’organes convertie en signal sonore, était l’une des premières incursions vers l’organique et le chaotique. Il avait depuis gardé une envie de réaliser une pièce qui prendrait le visage comme principal acteur. C’est ce qu’on a pu découvrir dans « Autorretrato (work in progress) » (2023) pour performer, reconnaissance faciale, animations 3D et sons électroniques. Un avatar de Daniel Zéa s’affiche sur un écran géant face au public. Un avatar pas lissé, non-idéalisé, « nature » ; un avatar qui s’efforce de reproduire au mieux nos imperfections. « Un visage réel, le mien, essaye de donner vie à un artifice numérique. Une référence ironique aux fictions narcissiques de notre société contemporaine dopée par les réseaux sociaux, en forme de jeu vidéo-comédie-noire-autobiographique ». Il n’y a cependant pas d’émotions dans le numérique, même rendu avec une TrueDepth camera[iv].

Zéa est obnubilé par la notion de sincérité dans le jeu musical. Ses dispositifs visent à évacuer le jeu théâtral des interprètes. Il y a volonté d’authenticité absolue, dans une forme impossible, utopique, inhumaine. La puissance expressive réside dans nos particularités physiques « Les visages portent des émotions à leur insu ». La notation de tous les mouvements[v], ici y compris de la gestuelle humaine permet de retirer toutes tentatives de théâtralisation.

Les algorithmes sont réglés sur les mouvements de tête, paupières et bouche. La machine ne saisit pas les subtilités des froncements du nez, des ridules, du front ni les infimes tensions du coin des lèvres. L’avatar nous fixe alors qu’il ne voit pas, on l’observe, on cherche instinctivement à saisir un regard qu’il ne nous rendra pas. Pour accentuer l’inhumanité de la machine, le regard de l’avatar reste fixe, inerte, mort parce qu’il n’a pas l’intelligence d’être vivant.

L’échange de l’avatar avec le public n’a pas lieu. L’humain, à demi masqué par la caméra, devient l’original qu’on ne considère pas, comme la caissière derrière son scanner n’est que la prolongation, l’extension qui génère le contact entre la marchandise et la caisse, mais ne produit rien.

 

Questions à Daniel Zea vite fait entre son pic-nic et sa répétition avec l’OSR

 

Q : Durant le festival Les Amplitudes, la présence alternée de pièces de musique savante et musique populaire au programme est une volonté de ta part. Peux-tu me préciser pourquoi avoir choisi cette imbrication ?

R : L’une nourrit l’autre. La musique populaire est proche de l’âme, elle la nourrit alors que la musique savante nourrit l’intellect. Intégrer les deux dans le festival est clairement une volonté de casser les codes de la doxa et de l’élitisme qui accompagnent la musique contemporaine. Je voulais casser le clivage. La musique populaire que je pratique (Palenque) propose des arrangements écrits mais reste puriste.

Q : Parlons d’« Autoretrato ». Pourquoi avoir fait ce choix du live alors que l’interaction entre toi et le public est peu ou pas visible et avec l’avatar inexistante ?

R : Le public est happé par l’écran et l’image synthétique et néglige l’interprète. Mais quand il descend son regard sur moi, il voit le pouvoir expressif de l’humain vs l’avatar. Les pupilles sont vivantes.

Q : Pourquoi avoir invité d’autres artistes à se produire pendant ton festival monographique ?

R : Hormis l’Orchestre de la Suisse Romande (OSR), tous les interprètes sont des compagnons d’aventure (musicale). La musique doit contenir un rapport d’amitié si elle veut transmettre de l’émotion. Ces artistes font partie de mon univers et m’ont permis de développer mon art.

Q : Si tu devais choisir une pièce préférée ou à mettre en avant, ce serait …

R : Florox (création mondiale). Le festival me permet de faire entendre une pièce pour orchestre grâce à une commande des Amplitudes. C’est la première fois que j’écris pour un orchestre et je me réjouis vraiment d’entendre le résultat de cette expérience.

 

Pour terminer nous nous entretenons sur ce sous-titre de Sauvage / Savant. C’est pour lui une manière ironique de présenter le choix des pièces au programme. Il ne croit pas au clivage des genres musicaux. Il souhaite ainsi rompre avec les valeurs hiérarchiques sous-entendues par la société. Elle qui estime par exemple qu’un musicien classique contemporain doit être mieux rémunéré qu’un interprète de musique populaire. Ces derniers étant, selon son expérience, souvent intensément et dextrement dévoués à leur répertoire, d’avantage parfois que les musiciens classiques. Savamment serais-je tenté d’écrire, pour alimenter le paradoxe et suivre Daniel Zéa dans sa rébellion.

La catégorisation « savante » est absurde dit-il. « La musica alimenta el alma ».

 

Alors bon appétit musical[vi] à vous public friand, gourmet, bon vivant.

 

 

 

[i] Palenque reprend une formation réduite de la traditionnelle banda papayera, typique. Son répertoire explore les racines de la cumbia, du porro et du fandango, airs principaux des fêtes populaires et du carnaval.

[ii] La sonification est la représentation et l’émission de données sous forme de signaux acoustiques non verbaux aux fins de la transmission ou de la perception d’information.

[iii] Non, non, ce n’est pas une blague. https://danielzea.org/works/quand-je-pose-ma-tete-sur-ta-cuisse-etude/

 

[iv] celle-ci capture des données faciales précises en projetant et en analysant des milliers de points invisibles et crée une carte de profondeur et une image infrarouge du visage

[v] système d’écriture pour le mouvement conçu par Rudolf von Laban : la Cinétographie Laban, ou Labanotation.

[vi] Mais pas que puisqu’il y aura aussi le 3 mai un repas colombien et dégustation d’aguardiente (cf. le site du festival)