Les 4 vérités d’Elise Perrin « Sulfure » du jeudi 7 mars au dimanche 10 mars à 18 h 00

SULFURE – sorcière vorace 43 – ©Emilie Triolo

(c’est complet mais vous pouvez tenter votre chance à la caisse)

Essai critique

Du foyer, comme si elles venaient comme vous et moi au spectacle,14 femmes de tous les âges entrent sur scène en papotant.
Le chœur (Les Filles du Vent) nous souhaite une bienvenue chantée avec une pièce polyphonique de la Renaissance. Nous voilà immergés dans un passé qui – dans notre imaginaire collectif fleure bon le château perché sur son rocher, les chevaliers preux, les gueux sales, ignares et soumis. Et les procès de sorcières. Et c’est d’elles dont il s’agit.

Tout au long du spectacle, Elise Perrin, dramaturge et metteuse en scène de Sulfure, personnifiera la « feuille de salle » et nous donner quelques indications contextuelles.
Elle nous prévient aussi : «  Si à certains moments du spectacle vous voyez des sorcières, et bien ça se passe dans les têtes (…) ».

La vérité v1. Une définition de la vérité s’affiche contre le mur du fond. La vérité ce sont des faits.

Les femmes sont assises sur deux petites estrades mobiles. On pourrait se croire au bord du lavoir ou dans un champ après le glanage. Elles se racontent des anecdotes. Non, clairement : des racontards. Des y-paraît-que. Des j’ai cru-voir-que. Des histoires d’antan saupoudrées d’un comique dédramatisant. Des jacasseries que chacune alimente d’une impression, d’une chuchoterie rapportée qui devient supposition, qui devient affirmation, qui devient accusation. Qui fabrique des réputations. Qui vont détruire des vies. Nous sommes ainsi toutes des « descendantes de bourreaux ».
Changement de lumière.
Dans l’imaginaire des inquisiteurs du XV ème siècle, que ne faisaient pas les non-chrétiens ! Donc les hérétiques, les sorciers et les sorcières.
Orages, maigres récoltes, bétail malade ? Ce sont les sorciers et les sorcières ! Une infirmité, un enfant mort-né, une maladie inguérissable ? La faute des sorciers et sorcières. Le dérèglement climatique, la hausse du prix du blé : toujours les mêmes responsables. Jeunes, enfants, vieux, vieilles, riches et pauvres. Mais les pauvres étaient condamnés à mort plus souvent quand même.

« A cause d’un pacte avec l’enfer et d’une alliance avec la mort, des femmes se soumettent à la plus honteuse servitude pour réaliser leurs desseins dépravés. »

Selon les inquisiteurs toutes les femmes sont potentiellement coupables. Depuis le péché originel. Depuis qu’elles ont mangé une pomme.
Et dès le VXI siècle ça sent le roussi pour les femmes en particulier. L’idée de femmes capables de sortilèges, donc puissantes, terrorise les juges. Le vocabulaire même de l’époque est biaisant ; l’homme est « ensorcelé » (pov’chou) alors que la femme qui attend un enfant, après une relation consentie ou non, a été « séduite ». Bon, ça n’a pas beaucoup changé.
Un ouvrage rédigé par l’Inquisition « Le marteau des sorcières » inventorie tous les maléfices des sorcières, de manière exhaustive et très détaillée. Cela me laisse perplexe. Comment diable les ecclésiastes qui ont pondu ce truc à l’époque se sont-ils documentés ?!
On accusait notamment ces femelles d’avoir le feu au cul en permanence, d’attiser le désir en s’enduisant de boues vertes et fétides, de s’adonner au sabbat, rituel où elles se donnaient au Diable en baisant son anus en mangeant des bébés. Et ce n’est pas moi qui le dit, j’aurais pas pu inventer quelque chose d’aussi contorsionné : c’est Wikipédia.
Certaines de ces femmes avaient même l’audace de danser. C’était très mal vu pendant la Réforme, pour touxtes. « Si je veulx dancer, saulter, mener joyeuse vie, que az affaire la justice : rien » a écrit Jaques Gruet, exécuté en 1547 à Genève pour délit de grande g. En 2009, six cantons suisses interdisaient encore la danse durant certains jours fériés, dont Neuchâtel. Je n’ai pas réussi à savoir si cela avait changé pour Neuchâtel.

Ce pouvoir féminin, cette rébellion à l’autorité, cette puissance que représente une femme indépendante d’un homme sera donc poursuivie par une bande de tristes impuissants, les acteurs de l’inquisition étant tous des hommes d’églises, des abstinents frustrés.

Sans tout dévoiler, dans la pièce d’Elise il est question de sorcières pouvant voler un organe. D’homme exclusivement. Et je ne vous raconte pas la suite. C’est tellement tarabiscoté que seul un cerveau malade a pu concevoir une telle élucubration. Ça m’a interpellée que l’extrême ridicule de ces affirmations n’ait pas semblé à l’époque incongru à l’inquisition. Ou peut-être que si, c’est tellement intensément absurde. Bon, ceux qui ont relevé les aberrations du codex l’ont payé cher (voir plus haut, voir partout dans la pièce). La terreur de la castration aurait pu être le motif d’une telle misogynie, selon Rita Binz-Wohlhauser. Voir le podcast “Au terrible temps des sorcières” sur la RTS.

Quand l’autorité ne les voit pas, les sorcières parlent un sabir compréhensible d’elles seules, s’agitent sans cohérence, manigancent dans le noir, changent de forme.
« C’est un défaut naturel chez elles de ne pas vouloir être gouvernées mais de suivre leurs mouvements sans aucune retenue. »

La vérité v2 a un parti pris, de force.
« Toute femme lunatique prend pour elle ce grand nom : sorcière. »

Des coassements (forcément sinistres) tournoient dans la nef. Au fond de la scène, une masse indistincte (forcément inquiétante) soubresaute avant d’éclore, chrysalide, en une horde de sorcières en costume d’apparat. Sur une mélopée rythmée (forcément hérétique) se déroule un délirant sabbat jouissif. L’air est maintenant saturé de souffre. Tu vois des sorcières ? Ricanements
de veille femme (forcément diabolique).

Combien d’écrits ces dernières années sur les chasses aux sorcières, les bûchers et la torture ?
Combien d’allusions et d’associations biaisantes avec les termes de vieillesse, indépendance et féminisme et le mot : sorcière ?
Une fois encore un « bon mot » vient détendre l’atmosphère. Je ne le dirai pas, je vous laisse le savourer.

Nouvel affichage. La vérité v3 est sincère.
Qui dit sorcières dit tribunal, juges, magistrats, témoins, aveux, sentences. Il suffisait qu’une personne de la famille, un voisin, ou un mendiant ait été accusé de sorcellerie pour que l’inquisition
(puis, plus tard l’autorité tutélaire) cherche une victime. Comme si la sorcellerie était une forme contagieuse de foi plus facile à attraper que le protestantisme.

La pression du tribunal sur les supposées coupables est intenable. Elles sont interrogées, incitées puis sommées d’avouer, tout, même ce qu’elles ne comprennent pas. « Le jeu frôle le grotesque lorsque l’Inquisition s’en mêle. La machine judiciaire qui invente des crimes inexistants paraît bouffonne; elle devient toutefois glaçante quand elle table sur la peur de la torture. » extrait de notre article . Des adultes mais des enfants et des idiots aussi se dénonceront comme sorcières et sorciers pour éviter le supplice. Tout le monde y passe : 150, 200, 5’000, 60’000 personnes ?
En miroir de la violence du procès répondent des arpèges dissonants et métalliques qui s’amplifient jusqu’à l’insupportable. Le chœur se resserre autour de la prévenue et c’est l’apaisement.
«  Vous perdez temps de me dire mal d’elle (…) Plus la blâmez, plus je la trouve belle »

La vérité v4 c’est que la liste des condamnés est longue et le crime de la justice impardonnable.
Les ombres errantes des suppliciées reviennent, pour s’ancrer dans nos mémoires.

En vérité, toutes les vérités sont bonnes à chercher.
Le mot de la fin est à Elise : « J’ai voulu faire réfléchir à la notion de vérité et de fiction. Il y a la réalité historique, ou du moins, ce qu’on en sait. Et il y a le personnage de sorcière dans nos imaginaires. Les deux entrent parfois en résonnance et parfois en contradiction. Les fictions impactent la réalité, choisissons-les bien ! »