C’était un samedi soir… j’ai l’impression

… ça devait être la mémoire du bois, qui au fil des ans avait tout emmagasiné, les images oniriques ou monstrueuses, drôles ou épiques, terrifiantes ou flottantes des milliers de films projetés ici… ça devait être la mémoire du bois qui avait absorbé les hectolitres de bières renversés, lancés depuis la galerie, vomis ici ou là dans les coins par des rockeurs chancelants, des punks sans chiens ou des métalleux d’une finesse exemplaire… ça devait être la mémoire du bois qui conservait malicieusement les traces silencieuses des concerts passés, les 12, 7 milliards de décibels hurlantes s’étant répercutées dans l’espace, s’étant insinuées sensuellement dans les tympans de 8,5 millions de spectateurs enivrés par la musique… ça doit être la mémoire du bois qui donne à cette salle sa dimension historique… Un cinéma qui existe depuis cent ans, une salle de concert depuis vingt-cinq ans; ici les images et les mots, le son et les songes s’imbriquent harmonieusement…

C’est aux chiottes que ça commence
vraiment à être inquiétant,
des voix féminines lisant
des textes désespérés
sortent de nulle part,
accompagnant le délestage
liquide ou matériel
de corps alcoolisés…

… d’ailleurs, en cette soirée d’avril, des tarés ont envahis tout l’espace avec des textes peints sur toutes sortes d’affiches, de rouleaux de papiers et des photos, des valises, des yeux, des trucs mexicains, des trucs super louches, qui pendent partout, des photos noir/blanc, des corps nus, des superpositions psychotiques et duales d’amoncellement organiques, des textes qui doivent sortir tout droit d’un cerveau pas très équilibré… il y en a partout, on reconnaît difficilement la salle, à part sa double scène, sa galerie, la jovialité gruyèrienne et cette ambiance boisée… c’est aux chiottes que ça commence vraiment à être inquiétant, des voix féminines lisant des textes désespérés sortent de nulle part, accompagnant le délestage liquide ou matériel de corps alcoolisés…

La Chaux-de-Fonds, une ville au patrimoine mondial de l’Unesco pour son asile psychiatrique à ciel ouvert…

un peu comme dans les restaurants huppés dans lesquels une douce musique classique ou du jazz de salon de thé passe à volume respectable dans les toilettes afin de couvrir un peu les immondices s’échappant des corps… ce soir-là aux chiottes d’Ebullition, ça commence vraiment à foutre les boules; presque autant que dans les restaurants huppés… quelqu’un disait tout à l’heure que ces artistes cokés sont quand même étranges, mais la fille en face lui a rétorqué que c’était certainement lié au fait que ces gens viennent de La Chaux-de-Fonds, une ville au patrimoine mondial de l’Unesco pour son asile psychiatrique à ciel ouvert… la fille disait, tu sais ils arrêtent pas de venir ici de temps en temps, par grappes… normalement ils sont juste alcooliques et ils aiment bien la musique, mais j’ai peur que les mecs de ce soir soient un peu schizos…

… d’une certaine façon, le papier n’est qu’une utilisation ultérieure, déformée et altérée du bois, bien que les humains aient gaspillés bien trop de forêts pour satisfaire ce besoin de faire sens à propos d’un monde qui n’en a pas.. bref on digresse… d’une certaine façon, ces mots, ces images, leur imbrication, le son que l’on entend ici ou là dans les chiottes, les concerts à venir… d’une certaine façon c’est comme si le bois laissait échapper de ses cernes millénaires, la résine de sa mémoire sonique, cinématographique et lexicale… c’était un espace idéal, une envie de nulle part… ici le rock redevient une nécessité utopique, ici le rock est un instant fragile, suspendu quelque part entre le divin et le démoniaque…

Le rock n roll est une nécessité,
une addiction, une rage,
une beauté incontrôlée qui
s’incarne dans ce lieu centenaire!
Le rock; ADN des sens.
Force motrice de la vie.

… Un retour à la pulsion originelle de la musique. Brute. Sincère. Intense. Libératrice. Sans concession. Sauvage. Boisée. Sans prise de tête. Puissante. Dévastatrice. Le rock n roll est une nécessité, une addiction, une rage, une beauté incontrôlée qui s’incarne dans ce lieu centenaire ! Le rock ; ADN des sens. Force motrice de la vie. Globule d’énergie qui anime le cœur et déchire les chairs. Le rock est un monstre assoiffé, une créature hybride. Le rock veut tout dévorer, boulimique de sa propre destruction… avide de chaos, de dégénérescence, d’abjection, de non-sens, de nuits sans fins et d’ivresses incommensurables… instincts déchaînés… ça doit être la mémoire électrifiée du bois s’amplifiant dans le maintenant… un cri de la tentation… une ou deux chaises lancées depuis la galerie, quelques litres de bières renversés, 100’000 images par seconde défilant dans divers corps chancelants, des punks sans chiens, des rockeurs exubérants, des artistes schizophrènes… des oreilles qui sifflent, des yeux qui brillent, des corps qui s’enlacent… la soirée est finie, Good Times, Bad Times de Led Zep passe dans la sono, ça gueule de joie, ça pleure de rire, ça hurle de colère, ça sent le scandale, la douceur et la folie cohabitent comme les images et les sons…

… tout est si calme un samedi soir à Ebullition!…

 

2015