À propos des Wellington Irish Black Warrior

  • Tu as dit de la musique brute?
  • Oui
  • Tu veux dire faites par des cinglés, pardon des mecs dans un asile?
  • Des sortes de cinglés, mais enfermés dans un asile à ciel ouvert…
  • Comment ça un asile à ciel ouvert?
  • La Chaux-de-Fonds mec… tu y trouves toutes les maladies mentales connues jusqu’ici et encore à découvrir…
  • Jamais entendu parler…
  • C’est normal, c’est pas sur les cartes… les aliénés là-bas déambulent dans les rues, vont au bistrot, prennent pas mal de drogues… et quand ils sont sobres, ils jouent de la musique brute… parfois jusqu’à en saigner.
  • Comment saigner… peu importe, et ça ressemble à quoi cet endroit et cette musique ?
  • Un film de David Lynch!
  • Tu veux dire La Chaux-de-Fonds ou la musique qu’ils jouent…
  • Le décor avec sa bande-son mec…
  • … ?… ?
  • Imagine un mur du son, le batteur doit être sourd, le bassiste pisse le sang des doigts mais s’en fout et le chanteur… euh… Imagine un géant islandais se frappant le visage avec son micro tout en émettant des sons qui échappent à ce qui était connu auparavant…
  • Comme une de ses nouvelles maladies mentales dont tu parlais…
  • En quelque sorte… ou comme une nouvelle dope plutôt…

C’est parti avec un pari sauf erreur, une conversation entre trois potes bourrés… «eh, les mecs…et si on faisait de la musique»… un morceau des Stooges ou de Sonic Youth, ou peut-être était-ce «Loveless» de My Bloody Valentine qui déferlait à fort volume dans leur local enfumé… l’idée s’est précisée dans leur tête en symbiose avec le magma sonore produit par Kevin Shields et sa bande.

 

Jouer de la musique brute…

jusqu’à ce que

les doigts saignent un peu…

Allusion au titre du recueil de poème de Bukowski: «Jouer du piano ivre comme d’un instrument à percussion jusqu’à ce que les doigts saignent un peu»

Du coup ils ont acheté du matos et branché la sono au max… pour ne jamais la baisser depuis, regrettant que 130db ne soit pas autorisé. N’ayant qu’une connaissance rudimentaire de leurs instruments, ils s’acharnent dessus frénétiquement, produisant miraculeusement la sonorité intense d’un avion au décollage. Ayant la fraîcheur des débutants pour eux, un feeling collectif instantané et une bonne dose de fureur à évacuer, une énergie particulière va directement être perceptible dans ce nuage de décibels atomiques. La première fois qu’on les voit en concert, on se retrouve devant une forme d’altérité musicale… le double d’un son dont on ne connaissait pas l’existence… c’est fort, c’est chaotique et dévastateur mais ce n’est déjà plus du bruit… c’est quelque chose d’autre… comme si le rock libérait à nouveau l’animalité brute de notre origine en annihilant la raison qui nous en a éloigné… La voix de Brynyar échappe au domaine sensé, oblige le tympan à découvrir un paysage sonore à la fois très neuf et très ancien, d’une intensité bestiale et d’une instinctivité duale. Car on ne redevient jamais vraiment un animal comme le dit Gilles Deleuze, même si quelque chose nous y pousse. Pourtant en les voyant jouer et bouger, on imagine volontiers des transes chamaniques où sous l’emprise d’une liane hallucinogène, les hommes entrent en communication avec l’esprit de la pierre et du végétal, des animaux ou de divinités anciennes… Il y a quelque chose de mexicain dans cette musique… mais comme dans le Mexique contemporain, comme dans le monde en général, pour se faire entendre, il faut jouer fort… Un concert des Wellington Irish Black Warrior est une forme d’expérience chamanique, de procession libératrice, de réflexion psychanalytique… une connexion momentanée avec des sphères oubliées ou occultées, des zones de matière et de néant où les mots ni signifient plus grand-chose…

D’une façon très générale, le mode de vie occidental a généré une augmentation massive du bruit. Du trafic automobile à la production industrielle en passant par l’augmentation des travaux, la nuisance sonore est phénoménale de nos jours. Faut-il voir une corrélation entre la courbe exponentielle de l’angoisse et les couches de sons inquiétants que certains groupes produisent ? Au vu de l’évolution du monde dans lequel on vit, il n’est pas étonnant que la musique soit de plus en plus menaçante, que les sonorités âpres qui s’échappent des enceintes fassent ployer les auditeurs sous leurs distorsions. Pourtant le monde n’est pas fondamentalement pire qu’avant… au Moyen-Âge ça devait être pire… en 1938 aussi comme en 1870 ou en période de peste noire… à Tiananmen ça devait être vachement plus craignos… Faut dire qu’en occident, on parle de tout ça bien au chaud sur un canapé ou autour d’une bière… Tout de même, ce monde est bien dégueulasse, depuis un bon bout de temps et pour pas mal de temps encore… Il y a d’un côté le devenir des sociétés, leurs clivages renaissants, la folie meurtrière qui les habite… d’un autre il y a quelques milliards de corps flottants dans cette nébuleuse plus communément appelée « réalité »… coagulant ailleurs, se déchirant ici… ou le contraire, je sais plus !

Face à cette accélération frénétique, cette amplification massive, devant la déréliction de la psyché collective, la schizophrénie ambiante, les identités pixélisées, les transformations corporelles… devant la liberté frelatée des uns et face aux massacres des autres… comment faire? Où donc se situer?

 

27 mai 2014

Textes en mutation

«Selon de vieilles légendes mexicaines, Quetzacoatl aurait usurpé les fourmis – alors reines du maïs et de la nature – en se faisant passer pour l’une d’elles. Puis il leur déroba le grain originel pour le donner aux humains. Le Serpent à Plumes s’est ensuite lassé de l’humanité. Cette dernière a dès lors fait à peu près n’importe quoi avec le maïs et pas mal de choses, mais joue de la jolie musique.
«Pop Corn» est une compilation de textes qui aimeraient devenir de la musique. On y trouve à peu près toutes les mutations possibles du maïs.
Les textes sont présentés de façon a-chronologique, afin de voir aussi les mots évoluer dans leur juxtaposition permanente.»

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DEJAN GACOND (1984) écrit, vit et travaille à La Chaux-de-Fonds.

Il partage ses mots dans des installations immersives, dans des livres, mais aussi sur scène, à travers des projets musicaux et théâtraux. Depuis une quinzaine d’années, il cocréé avec l’artiste new-yorkais Kit Brown les installations A Kaleidoscope of nothingness.