La vitesse des choses dans l’œil de Rodrigo Fresán

Un shoot d’héroïne est certainement beaucoup plus sain que ce livre. Ce truc-là n’est pas un livre. Enfin il n’a de livre que la configuration moléculaire… en soit, c’est l’aspiration d’un cauchemar à devenir un objet… une copulation secrète entre Gilles Deleuze et David Lynch… mais c’est une mutation issue du cerveau d’un fou! Les temps, les lieux, les formes, les références ; tout se mélange dans un flux terrifiant… tout se mélange dans le cerveau de cet auteur argentin…. c’est une réflexion sur la mémoire et l’utopie, sur l’enfance perdue, sur les livres qui parlent de mémoire et d’utopie, sur des morts qui observent les vivants comme si ils regardaient un sit-com des 70’s… c’est une réflexion sur la monstruosité du réel, sur la mémoire utopique de l’enfance perdue…

Il y a quelques idées qui se répètent, des mots, des lieux, des phrases, l’eau est omniprésente par exemple… au point que le narrateur a «entendu quelque part que l’humain était une invention de l’eau pour se déplacer d’un point à un autre…»… la mémoire, la photographie… les deux sont très liées… Diane Arbus, un enfant hydrocéphale… un pays qui n’existe pas… des cartes postales envoyées depuis des hôtels… une fille tombée dans la piscine ce soir-là… dans cette fête-là… dans ce texte tentaculaire et véritablement infini, dans le sens où Fresán rajoute un chapitre à chaque édition ou traduction de cette chose, tout est soluble… tout se dissout plutôt: les intrigues, les narrateurs, les gens, l’Histoire, la musique…  et la chose s’écoulant justement avec célérité, elle en est sous sa forme actuelle à environ 636 pages… Dans ce texte, il n’est pas question de temps, ni d’espace, mais des entre-instants se reproduisant déjà avant qu’ils ne se soient réellement consumés… des béances temporelles hors de l’espace. Comme un changement d’heure permanent!

 

J’ouvre chaque livre avec la crainte et l’espoir

de trouver dans l’irréalité d’autrui

la clé secrète de mon existence supposément réelle

Rodrigo Fresán

 

L’auteur ayant une verve et une fluidité lexicale démesurée, une imagination débordante et une faculté hallucinante à intégrer sans hiérarchie aucune toutes ses influence, son écriture pourrait être qualifiée de post-méta-anti-moderne, si ce concept en était un bien entendu. Bref, ici tout se superpose: les photographies de Diane Arbus deviennent des personnages de Star Trek, Christopher Walken croise Marcel Proust au détour d’une page, tous les deux écoutent une chanson de Gainsbourg à Cancionnes Tristes (un nulle-part comme un autre)… ici un narrateur ivre défèque dans un avion alors qu’il fuit son passé nazi… là-bas un mec s’est échappé du tournage de 2001, L’odyssée de l’espace avec son costume de singe sur le dos… Kubrick était un type louche et la scène d’intro trop longue à tourner… mais le gars n’a jamais enlevé son costume car la vitesse des choses est aussi la vitesse de la mémoire!

Fresán est une sorte de dj composant un long morceau démoniaque et répétitif mais évolutif à partir de fragments de Philip K. Dick, de Borges, de Gainsbourg ou de Dylan… une série télévisée peut l’influencer autant que la madeleine de Proust… le catch mexicain le fascine à égale mesure avec la physique quantique… Si son écriture est de partout et de nulle part, elle recèle en elle cette conscience cellulaire propre à l’Amérique du sud. Comme une forme de schizophrénie identitaire oscillant entre les traces d’un polythéisme ancien et la violente rupture imposée par la chrétienté… Son écriture est également habitée par les indélébiles sillons tracés par les dictatures du XXème siècle…

 

Oui le début d’un livre peut
aussi être la fin du monde

Rodrigo Fresan

 

Ce livre vogue entre le réel le plus tangible et l’absurdité la plus extravagante… Ce truc-là n’a de livre que la configuration moléculaire… Ceci n’est pas un livre… un shoot d’héroïne est bien plus sain que ce livre…

28 octobre 2013

Textes en mutation

« Selon de vieilles légendes mexicaines, Quetzacoatl aurait usurpé les fourmis – alors reines du maïs et de la nature – en se faisant passer pour l’une d’elles. Puis il leur déroba le grain originel pour le donner aux humains. Le Serpent à Plumes s’est ensuite lassé de l’humanité. Cette dernière a dès lors fait à peu près n’importe quoi avec le maïs et pas mal de choses, mais joue de la jolie musique.
«Pop Corn» est une compilation de textes qui aimeraient devenir de la musique. On y trouve à peu près toutes les mutations possibles du maïs.
Les textes sont présentés de façon chronologique, afin de voir aussi les mots évoluer dans leur juxtaposition permanente. »

***

DEJAN GACOND (1984) écrit, vit et travaille à La Chaux-de-Fonds.

Il partage ses mots dans des installations immersives, dans des livres, mais aussi sur scène, à travers des projets musicaux et théâtraux. Depuis une quinzaine d’années, il cocréé avec l’artiste new-yorkais Kit Brown les installations A Kaleidoscope of nothingness.