Let’s rock

Pour une fois que se réveiller si tôt ne l’incommode pas, Mat contrôle encore si il a son billet, ses affaires, son passeport. Let’s rock se dit-il en trépignant d’impatience devant chez lui. Enfin la voiture de Sven arrive, dire qu’ils vont se taper six heures de route dans ce truc pourrave. Une vieille bagnole allemande dont la rouille est recouverte par des flammes esquissées sur le capot. Hello les gars, ça rock ? Sur la banquette arrière Tom ronfle paisiblement, la tête appuyée contre la vitre, un filet de bave s’échappant de sa bouche. Sven qui est au volant émet un salut pâteux et guttural tandis que Mat saute sur le siège passager. La bagnole est pleine à craquer, car un festival ça se prépare. Réchauds à gaz, sac de couchages, tentes, habits chauds, des boîtes de raviolis et des packs de bières, bouteilles de whisky, assez de clopes et de feuilles à rouler. Mat sort son I-pod de sa poche en regardant s’éloigner cette ville grise et indigeste d’où ils s’échappent quelques jours.

  • J’ai préparé une compile pour la route mec…
  • Cool vas-y, ça joue toi en fait, je suis rance !
  • Ouais ça va, un peu la tête dans le cul, mais on s’casse de cette routine insipide et j’ai eu le temps de boire un caf’, donc ça gère…

Mat connaît bien les compile, il a toujours adoré sélectionner méticuleusement des chansons, adapter la compilation à l’usage qui en sera fait, à l’espace où elle sera écoutée. Sister Morphine des Stones entame celle-là. Il se dit que la morphine dans cette chanson est une métaphore de la façon dont chacun essaye de s’échapper du réel, mais peut-être est-ce simplement la meilleure chanson au sujet de la drogue avec Hands of Doom qui est en seconde position sur la sélection.

  • C’est une compil’ sur la dope mec ?
  • Pas nécessairement, peut-être la dope est une compil’ sur la vie…
  • Quoi ?
  • Peut-être que la dope est une façon de concevoir le monde comme une succession de ses chansons préférées. La bande-son d’un exil renouvelable et répétable, un truc du genre… chaque noce, chaque buzz, chaque exta serait une song…

Comme un démenti ou une confirmation, ils ne savent pas bien, c’est Rest my chemistery d’Interpol qui sort de la sono… Autour d’eux le paysage défile rapidement, ils fument et écoutent du rock n roll alors que la voiture accélère.

Peut-être que la dope est une façon
de concevoir le monde comme une
succession de ses chansons préférées.
La bande-son d’un exil renouvelable et répétable

Ils ont une douce impression de flottement bienvenu, comme les beatniks qu’ils auraient aimés être, ils se laissent bercer par un temps qui s’écoule à mesure de leurs errances dans l’espace. The Eternal de Joy, Venus in Furs, Rational Gaze de Meshuggah, Thunderstuck, Alabama song, English Civil War, Pj Harvey etc… Ils tapent du pied, ils fument et se fendent la gueule en se remémorant les festivals des années précédentes, les scandales en tout genre éparpillés dans les travers de qui n’est plus. Les chansons se succèdent en alimentant la conversation, en faisant se déployer les anecdotes diverses alors que chaque kilomètre avalé par cette bagnole les rapproche du festival. Les premières notes d’Hallowed by the name résonnent dans l’habitacle enfumé et encombré, ce qui fait jaillir Tom de son sommeil…

  • Ecoutez le solo qui arrive les gars, après 2 min 38 dans la song, un solo de Dave Murray, j’peux t’dire…

Il headbangue psychotiquement pendant toute la durée de la chanson, son t-shirt Iron Maiden fièrement exhibé, accompagnant ses idoles par un subtil jeu de air-guitar. La chanson se termine, il se rendort alors que les nappes sonores stratosphériques d’Echoes de Pink Floyd se déplient majestueusement. Flottant et en apesanteur, Mat jouit de la magie musicale en entendant vaguement Dan parler de trucs bizarres au sujet du devenir morceau de musique du son. À partir de quel moment une chanson existe-elle ? De l’intuition du compositeur aux multiples interprétations live, de l’enregistrement final aux essais multiples qui ont jonchés sa composition… en fait c’est quoi une chanson ; sa raison d’être, son origine… Mat entend des mots comme occurrence et prédicat, pour lui la musique est une sensation envoyée de l’espace afin qu’il n’oublie pas son existence, les mots qu’il entend ne désignent pas la chose que la musique  lui évoque. Mais Dan continue de parler frénétiquement d’un livre à venir sur les types de théories liées à l’ontologie de la musique, un livre de Gilles Leibneuze à paraître dans un futur possible.

D’une digression à l’autre ils réalisent après coup qu’ils ont passé la frontière et que le festival approche enfin. En sortant la beuh de son caleçon, Mat confectionne un énorme joint en mettant à fond la chanson des Dead Kennedy’s I fought the law… La fumée épaisse de la marijuana emplit la voiture en sortant Tom de Morphée. Mat se rappelle une autre compil’ sur les meilleures chansons au sujet de la weed… ça commençait par Bob Dylan il me semble…

 2011

Textes en mutation

«Selon de vieilles légendes mexicaines, Quetzacoatl aurait usurpé les fourmis – alors reines du maïs et de la nature – en se faisant passer pour l’une d’elles. Puis il leur déroba le grain originel pour le donner aux humains. Le Serpent à Plumes s’est ensuite lassé de l’humanité. Cette dernière a dès lors fait à peu près n’importe quoi avec le maïs et pas mal de choses, mais joue de la jolie musique.
«Pop Corn» est une compilation de textes qui aimeraient devenir de la musique. On y trouve à peu près toutes les mutations possibles du maïs. Les textes sont présentés de façon a-chronologique, afin de voir ainsi les mots évoluer dans leur juxtaposition permanente.»

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DEJAN GACOND (1984) écrit, vit et travaille à La Chaux-de-Fonds.

Il partage ses mots dans des installations immersives, dans des livres, mais aussi sur scène, à travers des projets musicaux et théâtraux. Depuis une quinzaine d’années, il cocréé avec l’artiste new-yorkais Kit Brown les installations A Kaleidoscope of nothingness.