Patti Smith – «Horses» et son cosmos

New-York, 1975… Patti Smith enregistre Horses. Un disque qui marquera ses auditeurs par son intensité lyrique, poétique et corporelle… par le flux d’énergies diverses et incontrôlables que Patti Smith génère… par la puissance oscillante de sa voix, par une attitude punk et par l’imagerie ambivalente qui l’entoure… Patti Smith a permis au punk et à l’art de fusionner l’espace d’un disque. La chanson Land évoque une sorte de copulation mystique entre la poésie, la musique et la violence de l’existence. Beauté furieuse, mélange de lyrisme et d’intensité, cet album représente certainement un moment clé de l’univers musical récent. Cette voix tout d’abord ; grave, mutante, organiquement sublime…

Pourtant; avant la voix, avant la musique, avant de mettre ce disque dans l’appareil et de presser «play», il y a sa couverture, il y a la photographie de Robert Mappelthorpe. Il y a Patti Smith portant nonchalamment son veston noir sur son épaule gauche, vaguement appuyée sur un mur. Le regard plein et vide, triste et pétillant, froid et doux, plein de contraste comme la photo en général. Elle porte une chemise blanche, un pantalon noir et cache sa féminité avec ses mains à hauteur de poitrine. Elle porte des habits d’homme et regarde l’objectif avec une forme de détermination lucide, de distance mélancolique face au réel. Si son look n’enlève rien à sa féminité, cette image va changer le rôle des femmes dans le rock et dans l’art en général. Grace Slick, Nico ou Janis Joplin avaient tracée les sillons d’une crédibilisation des chanteuses qui n’étaient plus de simples accompagnatrices, de deuxième voix, mais qui étaient la pierre angulaire autour desquels les groupes se construisaient.

Mais cette pochette est différente de Pearl de Janis Joplin par exemple tant par la représentation androgyne, masculinisé de Patti Smith que par l’absence de couleur et de composition. Janis prend une pose lascive sur un canapé, son cou est orné de bijoux évoquant le titre de l’album et elle porte une perruque rose, sorte de caricature paradoxale de l’univers hippie des sixties et de la récupération kitsch dont il est tributaire.

Comme si on tentait de coaguler
la fureur du punk,
la conscience triste et mélancolique du folk et
l’intellectualité de la musique contemporaine

Il n’y par contre rien d’ostentatoire dans la pose de Patti Smith, elle est frêle mais puissante, timide mais téméraire… de par ses ambivalences multiples, cette image résume à elle seule l’univers musical et artistique des seventies: quelque chose de froid, d’urbain, de clinique mélangé à une chaleur, une puissance et une énergie dévastatrice. Comme si on tentait à maints niveaux de faire coaguler la fureur du punk, la conscience triste et mélancolique du folk et l’intellectualité de la musique contemporaine à la John Cage (ces paradoxes conduiront à une forme de scission en punk, new wave et no wave). Pour en revenir à la pochette, il y a certainement une partie très personnelle dans la tentative de Mappelthorpe pour rendre Patti Smith le plus masculin possible. Il venait de faire son coming-out et de la quitter et peut-être a-t-il accentuée cette facette masculine de son ex amie. Mais le choix des habits comme le look de Patti Smith à cette époque renvoie plutôt au Dylan de l’époque Highway 61 Revisited. Car elle ne sort justement pas de nulle part et rend hommage en permanence à celles et ceux qui l’ont précédées, nourries et influencées.

De Rimbaud à Pessoa en passant par Breton, Joyce, les beat ou Burroughs, de Jim Morrisson à Janis en passant par Dylan, Hendrix ou Jim Caroll, elle a son cosmos, sa mythologie culturelle. C’est son lien avec l’écriture et la poésie qui fera d’elle une performeuse hors pair dans un premier temps, insufflant une sorte de renouveau beat. Elle fait énormément de lectures de ses textes, trouvant petit à petit ce timbre vocal si particulier. Ensuite il y a cette rencontre avec Lenny Kaye qui l’accompagne à la guitare pendant ses lectures. Sous l’impulsion de ce dernier et de Mappelthorpe, Patti Smith prend conscience de sa voix et de l’utilisation qu’elle pourrait en faire avec un vrai groupe. Dès lors, le Patti Smith Band se construit avec des musiciens comme John Cale, Tom Verlaine ou Ivan Kral.

 

«Je voulais dans le mot écrit l’immédiateté et
l’attaque frontale du rock n roll.»

Patti Smith – Just Kids

 Nous sommes dans les années 70… l’utopie est terminée, le libéralisme a gagné son hégémonie, le monde est divisé par l’impasse de la guerre froide et la menace nucléaire plane telle une ombre malfaisante sur la planète. Dès lors cette urgence dont parle Patti Smith transparaît dans sa musique, dans sa voix et dans cette osmose entre les mots et le son. Il y a eu le Velvet, le MC5, les New York Dolls, les Fugs et les Stooges, le punk est en gestation et Horses débarque dans le paysage, amenant une conscience romantique et intellectuelle à cette musique et la libérant par la même occasion. Television, Richard Hell and the Voivoids, les Ramones, Blondie, Suicide, Teenage Jesus and The Jerks… toute la scène new-yorkaise sera influencée à divers degré par l’impact de Horses.

Si le contenu musical de l’album est proche de la perfection, l’imagerie qui l’entoure contribuera énormément à son importance et le rapport privilégié entretenu par Patti Smith et Robert Mappelthorpe reste uns des plus beaux exemples du lien ombilical que la musique entretient avec l’image comme avec les mots… comme si la musique, pour jouir de sa vacuité, doit s’entourer de ses contractions figées. Elle fera d’ailleurs deux hommages magnifiques à leur relation, un par l’écrit et un par le son. En 2005 et 2006, elle interprète en live le long poème dédié à son ami photographe The Coral Sea accompagné par les nappes soniques de Kevin Shield. Ces performances sont enregistrées et constituent un  magnifique album.

En 2010 sort son livre Just Kids, détaillant cette rencontre et cette relation autant intense que particulière avec Mappelthorpe. Ce superbe livre restitue également cette époque mythique du New-York de la fin des sixties, contexte dont les phases d’éveil successifs aboutiront pour Patti Smith à cet Horses d’anthologie. La photographie utilisée pour la couverture de l’album par Mappelthorpe renvoie à ces quelques années communes autant qu’à la gestation artistique nécessaire pour accoucher d’une telle œuvre. D’une part cette photo chamboule au travers de l’imaginaire androgyne qu’elle évoque, bien qu’il fasse échos à un univers pas si éloigné de la pochette de The Man who sold the World de David Bowie sorti en 1971.

Mais cette fois, c’est une femme qui porte des habits d’homme. Mappelthorpe épure au maximum le contexte de son image, afin de mieux faire ressortir la figure centrale. Il rend ainsi hommage à Patti Smith. D’une part à travers la douceur inhabituelle pour son travail que le portrait évoque, cette forme de pudeur, de respect infini que l’on sent entre le modèle et le photographe. Il émane d’autre part une force monstrueuse qui jaillit de la chanteuse, une assurance, une conscience lucide de ce qui l’entoure, de ce qui l’a amené-là et de la direction qu’elle suivra ensuite.

Il y a chez Patti Smith ce mélange de furie sensorielle et de conscience de l’histoire que sa voix retranscrit de façon bluffante… profonde, mélancolique, capable de s’élever dans des tonalités orgasmiques… Musique du corps, du fluide, du flux, de la vitesse, des mouvements… mais aussi musique de la lenteur, de la réflexion, de la méditation et de la quête intérieure. Le corps est au centre de la réflexion de Mappelthorpe, avec les paysages et les fleurs.
D’ailleurs le corps devient un paysage sous son œil et le rapport entre sexe et fleurs est omniprésent dans son imaginaire à la Jean Genet. Son sens de la composition et l’imagerie homosexuelle et sadomasochiste qu’il explore allait en faire uns des grands photographes du XXème. Que ses photographies représentent des corps parcellisés ou des portraits, son travail arpente la dualité et l’ambivalence propre à nos sociétés occidentales.

2017