Markus bohème ne crie plus

Chantre de l’existence en marge, Markus Jura Suisse est mort le 17 décembre 2021, après des années de rencontres, de déclamations et de cigarettes empruntées.

Non, malgré ses élucubrations sur l’éternité, l’homme qui ne voulait rien devoir à personne et encore moins à l’État, n’était pas immortel. Il a fini ses jours dans un tout petit EMS de la Côte-aux-Fées baptisé Le Foyer du Bonheur. Paradoxe ultime d’un personnage inclassable et excentrique qui avait tendance à se prendre pour le Christ.

Né en 1938, l’homme a hanté durant plus de trois décennies la Place du Marché et les fêtes populaires comme la Braderie ou la Plage des Six Pompes en invectivant passants et passantes s’il avait trop bu. Certains ne supportaient pas d’être confrontés à sa véhémence, ses théories absconses et ses sempiternelles demandes de cigarettes.
Malgré ses coups de gueule, il avait des côtés attachant. Ainsi, une frange d’aficionados lui consacraient un genre de culte distant, qui a pris des formes inattendues comme la page FB Markus Jura Suisse. On trouve même un curieux clip en son honneur sur une bande son de Radiohead intitulé Hommage ante-mortem à Markus Jura Suisse.

Markus Schneider était un peintre Bâlois. Il avait connu un début de carrière fulgurant dans les années 1965-70. À ses débuts, il travaille dans la publicité où son talent de graphiste faisait fureur. Son coup de crayon lui a valu de gagner à l’époque des concours devant des artistes confirmés. Ainsi, il obtient un jour un mandat de peindre une fresque pour la cantine universitaire bâloise. Markus refuse tout net. Pour échapper au fric omnipotent et à la ville tentaculaire, il part s’installer avec famille et chiens dans les Franches Montagnes,.

Chienne d’AVS

C’était sans compter avec l’administration fédérale et locale. Rétif à toutes taxes sur les clébards et aux économies forcées au nom de l’assurance-vieillesse, Markus ne paya pas ses cotisations AVS ni les médailles pour ses bêtes, encore moins la taxe militaire. Il est bien évidemment mis aux poursuites par l’État sourd et aveugle à ses revendications d’autonomie. Régulièrement condamné, à de menues peines de taule. Puis un beau jour, il se fâche définitivement avec l’autorité, abandonne sa femme et ses six enfants dans une ferme à la Chaux-des-Breuleux.

Une fois sa décision irrévocablement prise de snober le monde de l’argent et du labeur, il part sur la route, vidant les poubelles et vivant aux crochets d’ami·es qui fasciné·es par sa gouaille et sa dégaine d’artiste maudit lui accordait volontiers l’hébergement ou l’usage de leur baignoire.

Dans les années 1980, il a vécu à Lausanne, dans le milieu théâtral qui gravitait autour du Théâtre Onze animé par l’actrice et metteuse en scène Jacqueline Morlet. Il a gardé de solides amitiés avec celles et ceux qui l’ont croisé et apprécié alors.

Vadrouille éternelle

Il a ainsi longtemps vécu à la cloche de bois, cet artiste maudit ou plutôt qui s’est maudit lui-même un jour. Durant ses années chaux-de-fonnières, il a d’abord logé, dès que le froid arrivait, dans des greniers, des chambres hautes qu’il squattait sans vergogne. II y laissait des traces que les pompiers locaux ont fini par trouver dangereuses. Pas étonnant.
Je l’ai surpris un soir dans les combles de l’immeuble rue de la Charrière 13 (en face de feu la poste de la Charrière) où je louais un bureau. Il déménageait, m’a-t-il expliqué. En fait, il trimballait un fatras de cornets remplis d’empreintes de ses pieds sur papier journal: en effet l’hiver, Markus a, un temps, porté des sabots qu’il remplissait de papier. A force de marcher dans la mouise, ce Chauxois d’adoption imprimait sa marque façon semelle sur ces vieux journaux absorbant crasse et transpiration. Il était très fier de ses traces, estimant que la postérité en ferait certainement bon usage et tenait à rappeler que le Christ lavait les pieds des pauvres.

Son rapport à l’argent était celui d’un anarchiste: il ne voulait rien savoir de la monnaie, mais acceptaient sans moufter qu’on lui paie une bière ou qu’on lui achète un bouquin. A 65 ans, il a tout de même accepté les sous de l’AVS qu’il dépensait «pour la culture» prétendait-il.

Vivant au jour le jour, résolument affranchi des règles et usages établis, Markus vivait hors des cadres sociaux, fidèle à ses convictions à en devenir parfois pénible.

Au cinéma avec ses chiens ou rien

Un talentueux réalisateur de documentaire bâlois, Edgar Hagen, a tournée un film remarquable «Le fils prodigue» sur le parcours de cet original. Sorti en 1996, la première du film a été programmée à La Chaux-de-Fonds au cinéma Plaza. La grande foule était au rendez-vous. Markus n’a pas vu le film: il voulait à tout prix entrer dans la salle avec ses deux chiens ce que l’exploitant lui a catégoriquement refusé. Cohérent jusqu’à se frustrer, le héros du film n’a donc pas vécu le triomphe fait à son portrait en deux langues dont voici un extrait. Fâché jusqu’à la moelle comme il pouvait l’être, il a refusé d’aller fêter avec ses fans. Le film rendait pourtant un hommage sans jugement à ses pérégrinations physiques, spirituelles et intellectuelles.

Rappelons le dernier scandale qu’il a provoqué en plein hiver 2020-21. Markus s’était installé dans une bulle de verre, un abribus à l’Est de la place du Marché. La capharnaüm habituel qu’il installait sur ses lieux de vie était là exposé aux yeux de la population. D’aucuns s’offusquaient, les proches lui fournissaient à manger, des policiers lui auraient apporté des cafés à en croire lematin.ch. Mais las, un psychiatre a jugé son état instable (un diagnostic connu de longue date…) et a ordonné son hospitalisation forcée.
Bon, ce n’était pas la première fois que Markus finissait à l’asile psy. Il appréciait le chauffage de l’endroit, se retapait en mangeant correctement et en ressortait , stylos et feutres en main, pour aller poser son graffiti fétiche sur le mobilier urbain et les posters format mondial de la Société Générale d’Affichage qu’il détestait cordialement: n’ayant pas perdu son œil de graphiste, il plaçait son rond à l’endroit stratégique de la publicité commerciale pour détourner le message et le regard des passant·es.

Disparu depuis quelques semaines de la circulation, il est décédé peu avant le solstice d’hiver. Le croque-mort a eu beaucoup de peine pour trouver la trace de sa famille. Ses enfants n’ont guère gardé de souvenirs émus de ce fugitif et ses amis sont dispersés un peu partout en Suisse romande.

Deux de ses sœurs et un frère sont venus voir sa dépouille exposée au Crématoire. Hasard ou force de l’esprit immanent de Markus, ils ne s’étaient pas concertés, mais sont arrivés en même temps devant sa chambre funéraire…

Il a été incinéré le 24 décembre au Crématoire où ses cendres attendent une hypothétique cérémonie en des jours meilleurs. Markus a réussi à surprendre jusqu’à son départ. Désormais, il doit discuter avec Jésus et Einstein des détails piquants de la pensée des Grecs anciens ou il casse les pieds à des extraterrestres avec ses théories sur la naissance de l’Univers. Comme le dit fort à propos le cinéaste Edgar Hagen, «il a vécu sa vie en concurrence constante avec le Christ».

Il va manquer dans le paysage de la Ville, malgré ses outrances.