Une vie en musique et pour la musique

Voyageur à travers chants, partitions et enregistrements, François Lilienfeld vit à La Chaux-de-Fonds. Entretien à bâtons rompus avec un grand savant musicien. 

Féru de musique classique, de chants klesmer, fin connaisseur de jazz ancien, François Lilienfeld reçoit 1000METRES.CH dans son stamm, Le Silo, en face de chez lui, devant un café. Imposante, sa voix résonne dans l’établissement.  

Lausanne, Berne, Londres 

Né à Lausanne en 1946, sa mère et lui déménagent rapidement (il n’a que deux ans et demi) à Berne pour habiter chez ses grands-parents. Il suit ainsi toute sa scolarité sur les bords de l’Aar où il a gardé de fortes attaches avec la communauté juive.
Il sort du gymnase avec une maturité classique grec, latin hébreu. Puis Il entre alors au conservatoire de la capitale, où il suit l’enseignement d’Ernst Schläfli pour le chant et celui du compositeur hongrois Sandor Veress pour l’ethnologie musicale. Il se destine dans un premier temps au chant, sa voix de ténor a fait retentir de nombreuses œuvres, «dont beaucoup de Schubert et des cantates de Bach», précise-t-il.  

Une fois le conservatoire terminé avec succès, il séjourne à Londres pour étudier la direction d’orchestre, son mentor était Sir Adrian Boult. Il habite La Chaux-de-Fonds depuis 2007. 

Narbonne, La Chaux-de-Fonds 

Il est arrivé ici suite à une intrication de hasards pour le moins curieuse: «J’habitai un temps Narbonne dans le sud de la France où je me trouvais bien, sauf l’été quand il y fait beaucoup trop chaud à ma convenance.
Je cherchai un emploi plus au nord, lorsqu’une amie m’a signalé qu’un poste de professeur de musique était mis au concours à Büren an der Aare. J’ai été retenu. Un fois sur place, je me rends compte que je ne pourrais pas vivre huit mois sous le brouillard des bord de l’Aar. Une connaissance de la radio m’a suggéré de me rendre à La Chaux-de-Fonds où le soleil brille plus souvent».  

Un jour de tempête de neige 

De fil en aiguille, notre musicien prend langue avec Alain Bringolf, brave homme toujours prêt à rendre service, qui va l’attendre à la gare
«Je suis sorti du train un jour de février en pleine tempête de neige. Bringolf m’a assuré qu’il comprenait si je repartais par le premier train. Hé bien, je suis resté, j’aime la neige». 

Pour notre plus grand bonheur. En effet, François Lilienfeld, s’est parfaitement intégré dans la métropole horlogère. Il y donne des concerts, des conférences, on l’aperçoit presque chaque samedi au marché, il rédige des notices fort appréciées dans le programme de la Salle de Musique et ouvre parfois même la représentation en brossant le portrait d’un compositeur. Bref, il anime la vie musicale d’ici.
Car François Lilienfeld est du genre des musiciens-conteurs sachant captiver leur audience par le son.  

Maestro et accordéoniste 

«Bien entendu, je joue du piano, mais c’est un instrument de travail surtout pour composer, même s’il m’arrive d’improviser au clavier sur des airs klesmer. Je me suis mis à l’accordéon pour accompagner musiques klesmer et chants yiddish. Reste que mon accordéon à touches pèse environ 14 kg; c’est lourd pour mes vertèbres que je ménage désormais; j’en cherche d’ailleurs un plus petit à touches». 

Dans les années 80, François Lilienfeld s’entiche de musique yiddisch des pays de l’Est: «De nombreux immigrés juifs sont arrivés ici dans l’entre-deux-guerres, accompagnés de leurs enfants. Ils chantaient encore comme au pays. J’ai récolté nombres de ces chants et m’en suis inspiré». 

Chansons yiddisch 

Un recueil de 35 chansons a ainsi été rassemblé, publié et réimprimé à plusieurs reprises. Dans la foulée, cet éternel curieux a entrepris de maîtriser les airs klesmer.
En outre, il dirige l’orchestre de chambre Louis Lewandowski. Cette formation interprète de la musique juive romantique allemande ainsi que le répertoire classique. Il donne aussi la possibilité à de jeunes virtuoses de jouer avec orchestre.  

Dirigeant son ensemble (© Mike Kieme)

Quelques membres de cet orchestre forment le groupe Nokhems Klesmoress dédié aux airs klesmer traditionnels, ceux des mariages ou d’autres fêtes populaires des shtetl, bourgades juives d’Europe centrale et de l’Est. 

Repiquage 

Il s’est aussi penché sur le théâtre yiddisch en collaboration avec son épouse Petra Goldman. Découvrant à New York des archives sur 78 tours, tout deux choisissent parmi plus de 10’000 disques, 50 titres qu’ils repiquent soigneusement. Ils font de même avec de la musique liturgique: «Vous comprenez, c’est difficile de trouver la bonne vitesse, on y passe des heures, les supports sont déformés, les enregistrements de base n’ont pas une vitesse uniforme, on réécoute des dizaines de fois pour trouver le bon tempo».  

Il sauve un jour «un concert d’une femme extraordinaire, Lin Jaldati» dont une bande son traînait à Radio Studio Zurich. Résultat: Petra Goldman et lui publient chez un éditeur ayant entretemps disparu, PAN, 2 CD et un double CD (on les trouve à la discothèque de la Ville).
Dans la même veine, ils produisent chez Chronos Verlag en 2002 un livre de référence intitulée «Die Musik der Juden Osteuropas», 178 pages illustrées complétées d’un CD, d’une bibliographie commentée et d’une discographie exhaustive.
Le quotidien Neue Zürcher Zeitung du 30.11.2002 ne tarissait pas d’éloge, relevant que «dans son ouvrage stimulant, François Lilienfeld, lui-même chanteur et accordéoniste, décrit l’évolution de la musique juive d’Europe orientale et montre que la musique chantée en synagogue, le chant yiddish et la musique klesmer ne sont que trois facettes d’une même culture». 

Lilienfeld quézaco? 

Ignorant les origines de ce nom aux consonnances fleuries (Lilienfeld = champ de lys), j’ai demandé au porteur de ce patronyme s’il y avait des horticulteur parmi ses ancêtres:
«Il n’y a pas à ma connaissance d’horticulteurs dans ma famille qui est originaire de Galicie en Ukraine (rien à voir avec la Galice espagnole, ndlr). À une lointaine époque tsariste, les juifs ne portaient pas de nom de famille, on était fils ou fille de XY. Après un ukase tsariste, il fallait acheter un nom aux autorités. Si l’on payait assez, on pouvait choisir un nom qui sonnait bien.» 

Affinités avec le cinéma 

Récemment, notre conférencier était au Club 44 pour une causerie consacrée à Chaplin et ses relations avec la musique, avec le fils de Charlie Chaplin, Eugène.
Je me souviens d’un dimanche matin au cinéma l’ABC où Lilienfeld tenait conférence sur Clara Schumann, héroïne du film Song of Love expliquant de manière vivante les raccourcis saisissants et hollywoodiens de ce chef d’œuvre en noir-blanc. Il ne s’agissait pas de relever des anachronismes, genre une trainée d’avion dans le ciel, mais bien d’approfondir le parcours de Clara Schumann et de son amour contrarié avec Johannes Brahms. L’éclairage apporté par l’éminent musicologue ajoutait une dimension factuelle bienvenue à ces bobines où Katherine Hepburn joue le rôle phare. 

Swing avant tout 

Un petit détour par le jazz s’impose: Lilienfeld est éclectique, certes, pourtant en matière de jazz, il préfère le style Nouvelle Orléans ainsi que le Swing façon Benny Goodman ou le Modern Jazz Quartet aux sons plus biscornus du Bebop ou du Free Jazz. Les yeux brillants, il cite les polyphonies inspirées par Bach dudit quartet et rappelle en passant, mémoire inépuisable, que Bartók et Bernstein entre autres, ont écrit des pièces pour Benny Goodman.  

Homme de radio 

Loin de se cantonner aux audiences captives, ce Juif errant entre mélodies et harmonies a été des années durant aux micros de différents émetteurs: au Radio Studio Bern, où il présentait les nouveaux du disque «Für den Schalplattenfreund», à la radio romande pour «Disques en lice» et «Musique en mémoire» sur RSR Espace 2. Il a aussi collaboré à OPUS Radio, fondée à Zurich par le pionnier des ondes Roger Schawinski sur câble et satellite, une formule concert à la demande «Wunschkonzert» écoutée dans l’Europe entière, de la Tunisie à la Hongrie en passant par l’Écosse. 

Rédacteur d’Ensuite 

Que fait-il pour ses changer les idées «Est-ce que je veux ça?» s’exclame notre interlocuteur. «À mes heures perdues, je réécoute de vieux disques, je peaufine ma collection d’enregistrements anciens, je lis des biographies de musiciens, bref, je cherche toujours dans le passé». 

Cet homme-orchestre est enfin rédacteur musical de la revue Ensuite, mensuel germanophone culturel édité à Berne offrant entre autres un agenda complet des évènements de la danse au cinéma en passant par les expo et les concerts.  

Nous aurions pu converser encore des heures avec François Lilienfeld, mais, devinez, il devait aller au concert!
1000METRES.CH le remercie d’avoir pris de son précieux temps pour informer nos internautes.