Le rationnement des médecins commence

Juste avant l’été, le Conseil d’État a fixé un nombre maximum de spécialistes. Une bonne mesure? Avis de quelques praticiens et aperçu du débat complexe sur les coûts et le taux de couverture médicale.

Passant pour un contrôle chez le toubib, l’aimable praticien, un tantinet outré, m’a lu un courriel de la Société Neuchâteloise de Médecine (SNM). Daté du vendredi 30 juin, ce message indiquait que le nombre de médecins spécialisés allait être limité par un arrêté gouvernemental dès le lendemain.

Sept domaines concernés

Sont touchées les spécialités suivantes: chirurgie, chirurgie orthopédique et traumatologie de l’appareil locomoteur, gastroentérologie, médecine physique et réadaptation, neurochirurgie, ophtalmologie, radiologie.

Conséquence directe: le site du canton explique que «pour ces 7 spécialités – sur 45 – seuls un départ du canton, une cessation d’activité ou un cas particulier pourront permettre une nouvelle installation».

Pas de réactions

Suivant de nouvelles règles LAMAL, le gouvernement neuchâtelois a ainsi mis en ligne le 27 juin 2023 une information aux médecins.
Vu le timing, peu de médecins en ont pris connaissance. À notre connaissance, il n’y a eu aucune réaction publique ou politique à cette nouvelle.

L’arrêté cantonal est flanqué d’un rapport sur la récolte des données et les réactions des entités consultées (dont SNM, RHNe, Swiss Medical Network Hospital SA).
Ce rapport du Conseil d’État rappelle que l’objectif du changement de la LAMAL (article 55a) voté il y a trois ans «est de permettre aux canton de limiter les admissions là où il existe effectivement une offre excédentaire afin de freiner l’augmentation des coûts». Le Département de la santé a choisi délibérément de proposer au Conseil d’État d’appliquer une disposition transitoire d’une ordonnance fédérale pour fixer dare-dare des maxima valables jusqu’en 2025.

Pas d’explication politique

Pourquoi cette hâte? Le rapport n’en dit pas plus et, vu les vacances, personne au service de la Santé n’était disponible pour répondre à notre demande d’explication politique. L’ordonnance laissait deux ans de marge sur la date  d’entrée en vigueur (2023 ou 2025). Ainsi, certains cantons n’ont pas encore fixé de limites.

Pour connaître les réactions des principaux concerné·es, l’enquêteur a contacté par écrit ou par téléphone, une vingtaine de médecins de La Chaux-de-Fonds. Une majorité était en vacances.  Six ont pris le temps de répondre à nos questions.

Société de médecine entendue

Interrogé par courriel, le Dr Dominique Bünzli, président de la SNM explique avoir «évidemment été consulté sur le projet d’arrêté final. Ainsi dans le canton de Neuchâtel, le dialogue et la collaboration, essentiels à nos yeux pour ne pas entrer dans un nouveau système de limitation problématique, est bien en place».

1000metres.ch a demandé au président Bünzli si réduire le nombre de spécialiste aurait une incidence sur la facture globale de la santé pour le canton? Il estime qu’il s’agit certes de l’intention du gouvernement d’économiser en précisant «qu’il sera difficile ensuite d’évaluer et calculer l’impact réel!»

Praticien·nes dans le flou

Dominique Bünzli estime que «pour les sociétés médicales, la situation est un peu schizophrène: nous ne sommes pas ravis de voir arriver des limitations, en termes d’image et d’attractivité pour les jeunes médecins. D’un autre côté, nous saluons la possibilité de mieux réguler les installations par le canton dans le but d’éviter les suroffres et si possible avoir un impact sur l’augmentation des coûts sur lequel nous désirons activement contribuer.»

La radiologie sera-t-elle impactée?

Que des toubibs formés en Suisse

Concrètement, cette nouveauté se traduit par des exigences renforcés lors de la demande d’exercer en cabinet ou en hôpital.
En cherchant parmi 14 onglets sur le site ne.ch, certaines subtilités apparaissent sous Médecins. Ainsi pour qu’il puisse travailler, un·e spécialiste doit désormais livrer «un certificat de travail, avec indication du taux d’activité et de la spécialité qui y a été exercée, prouvant une pratique d’au moins trois ans à 100% dans un établissement suisse reconnu de formation postgrade».

Quels spécialistes étrangers possèdent ce sésame? Selon un praticien établi de longue date ici, cette règle tatillonne restreint encore plus l’installation pour des médecins venant de l’étranger. Il ne s’agit pas de favoriser le maintien de ces médecins dans leur pays pour y soigner leurs compatriotes, c’est pour «renforcer les exigences en matière d’économicité», précise le rapport du Conseil d’État.

En outre, pour le requérant d’une autorisation, il s’agit d’être obéissant en prouvant son «affiliation à une communauté (de référence certifiée) selon la loi sur le dossier électronique du patient».
Allergiques aux tâches administratives s’abstenir.

«On marche sur la tête»

Vu les critères opaques de définition du besoin, les chiffres mal vérifiables que livrent les sociétés de spécialité, et la volonté politique contre-productive de limiter les coûts tous azimuts, un des médecins interrogés souligne qu’en matière de santé, «c’est comme pour la formation, il ne s’agit pas d’économiser, mais de se préoccuper d’abord du bien-être des malades et d’avoir assez de soignant·es».

Constatant que l’on manque de forces vives dans les cabinets médicaux et en hôpital, le même praticien a qualifié la situation de «gros gâchis» et a conclu: «On marche sur la tête».

Dans la même veine, plusieurs médecins interrogé·es estiment que l’idée selon laquelle «la santé doit rapporter» est biaisée.

Révisions LAMAL inopérantes

Au-delà du cas particulier de notre commune où un grand nombre de praticien·nes partent à la retraite sans remplaçants, voyons si le système LAMAL permet de gérer les coûts croissants de la santé.

Malgré les nombreuses révisions partielles de la loi sur l’assurance-maladie, les autorités fédérales et cantonales (les communes n’ont plus grand-chose à dire en la matière) persistent à vouloir gérer la santé comme une prestation dont on peut prévoir la demande (les besoins des patients) à la manière des fabricants de frigo qui évaluent la demande pour leur produit, en se basant sur le taux de renouvellement dans un marché saturé de réfrigérateurs: lorsqu’on est fabricant, on arrive aisément à évaluer combien d’appareils tombent définitivement en panne.

Or satisfaire la demande en soins n’est pas une équation aussi simple à résoudre, tant les variables sont nombreuses.

Engueulades en perspective

Le président de la SNM a fournit une précision utile: «Le travail [sur la question des maxima] n’est cependant pas du tout terminé étant donné que le canton a l’obligation d’appliquer au plus tard au 1er juillet 2025 la formule magique:

Nombre maximal de médecins = offre (EPT) / taux de couverture OBSAN x facteur de pondération cantonal.

«Cela n’est pas encore fait… Il y a aussi des procédures juridiques menées par d’autres cantons concernant cette formule, et en particulier, sur la manière dont l’OBSAN a déterminé les taux de couverture».

Ainsi le sujet abordé aujourd’hui fera encore l’objet des nombreux débats.

Élu·es mal pris

Croyant percevoir une lumière au bout du tunnel des coûts, certains politicien·nes se contentent d’éclairer un bout de la paroi du tunnel. Focalisant l’intérêt sur un aspect partiel, on promet alors que la nouvelle mesure va enfin faire baisser la facture globale.

Pour ces positivistes pressés, il y a des solutions à appliquer sans tarder. Pour eux en effet, les malades ressemblent plus à une «masse» à diriger qu’à des individus autonomes ayant des besoins particuliers. Et si l’offre est moins grande, hé bien la consommation sera réduite, CQFD.

Bricolages peu efficaces

La fixation d’un quota maximal de médecins spécialistes est l’exemple le plus récent de cette lente dérive d’un système hybride public-privé, compromis bâtard né de la peur d’une médecine étatique et du lobbysme des cliniques axées sur le profit.

Ce n’est pas en coupant un bout de patte à une pieuvre que l’on va empêcher la pieuvre de grandir.

Je dis ça, je dis rien, je ne suis pas spécialiste de management sanitaire. Juste inquiet en devinant à quelle mauvaise sauce patient·es seront apprêté·es.

Symbole d’Hermès
© futura-sciences.com

P.S. Pour avoir une idée du nombre de cuistots impliqués dans les calculs, voici la liste des participants à la définition du taux de couverture (qui n’est donc qu’un élément de l’équation).

Auteurs
– Reto Jörg, Laila Burla, Lucas Haldimann, Marcel Widmer Obsan (Observatoire suisse de la santé) + Boris Kaiser, BSS

Groupe d’accompagnement
– Office fédéral de la santé publique (OFSP)

– Office fédéral de la statistique (OFS)
– Conférence suisse des directrices/teurs cantonaux de la santé (CDS)
– Représentations des cantons
Groupe des parties prenantes
– Office fédéral de la santé publique (OFSP)

– curafutura
– H+ Les hôpitaux de Suisse
– santésuisse
– Conférence suisse des directrices et directeurs cantonaux de la santé (CDS)
– Association suisse des médecins-assistant(e)s et chef(fe)s de clinique (ASMAC)
– Fédération des médecins suisses (FMH)
– Représentations de tous les cantons.

* * *

 

Pour celles et ceux qui ont du temps pour la lecture en été:

L’entrée en vigueur de cet arrêté fournit à 1000metres.ch l’occasion d’une plongée dans les eaux troubles des coûts de la santé.

Plafonner coûts et médecins?

Dans le Bulletin des médecins suisses(BMS, 02.06.2021), Urs Stoffel membre du Comité central de la FMH et responsable du département Médecine et tarifs ambulatoires, note ceci: «Un plafond de coûts entraîne nécessairement une restriction des prestations. Il prolonge les délais d’attente. (…en effet) pour qu’un budget induise des économies de coûts, il faut bien qu’il limite les prestations, c’est de la pure logique mathématique.»

«Si au contraire il faut continuer de garantir la totalité des prestations assurées, le budget ne peut pas permettre d’économies (…). On constatera avec intérêt que les pays qui ont plafonné leurs coûts ne voient pas ceux-ci augmenter moins que les autres à long terme.»

«Qui dit objectif de coûts dit nécessairement prévisions quant aux coûts, et donc possibilité de prévoir l’évolution des besoins en matière de prestations médicales. Or, ces besoins dépendent eux-mêmes d’une grande variété de facteurs complexes. Une épidémie grippale un peu sous-évaluée suffit à elle seule à bouleverser ce type de prévisions.»

Il est vrai que dresser à coups de limitations partielles la pieuvre d’un système sanitaire à 55 milliards de francs semble hardi.

Réglementation tentaculaire

Dans le même BMS, (BMS 01.02.2023), un économiste peu suspect de gauchisme, Fridolin Marty, chargé depuis 2008 de la Politique de la santé chez economiesuisse, relève deux faits:

  • entre 2001 et 2021, le Parlement a adopté au total 44 nouvelles versions de la loi sur l’assurance-maladie (LAMal)
  • 112 modifications ont été apportées à l’Ordonnance sur les prestations (OPAS), et 67 à l’Ordonnance sur l’assurance-maladie (OAMal).

«Le Conseil fédéral enchaîne les trains de mesures visant à freiner la hausse des coûts, prouvant ainsi que les réglementations adoptées jusque-là n’ont pas le moindre effet en matière de coûts. Les innombrables réformes ne changent rien à leur croissance sur le long terme. Ce phénomène s’observe dans d’autres pays.».

«L’insatisfaction au sein du Parlement est évidente au regard de son activité et les partis ne s’accordent que sur un point: le système de santé est criblé de mauvaises incitations», relève l’économiste Marty. Qui conclut en notant qu’à futur «le problème ne sera pas l’excès de soins, mais leur approvisionnement insuffisant».

Système en carafe

Même si on ne partage pas leur idéologie sous-jacente des bienfaits du marché, ces deux analyses sont claires: le système dysfonctionne. La micro-régulation, reflet de la maladive maniaquerie suisse de gérer les moindres détails par des textes de loi, bétonne le statut quo en empêchant d’imaginer d’autres solutions de répartition des coûts.

Plaidoyer inattendu

Tenant d’un libéralisme bon teint et chantre de la concurrence, Fridolin Marty tient depuis des années un discours fort peu apprécié concernant la santé dans notre pays. Il dit en substance: «Nous pouvons nous permettre une hausse des coûts».
L’idée n’est guère goûtée, relevait en 2019 le magazine de la Société des médecins du canton de Berne doc.be: «Vos observations sont assez peu dans l’air du temps, vous nagez à contre-courant. Chaque conseiller national, chaque conseillère nationale dit actuellement, en période de campagne électorale, qu’il n’est plus possible de financer de santé».
Quatre ans ont passé, le discours demeure, les augmentations de primes aussi.

Limites d’un calcul complexe

Dans ces efforts de contrôle, une expression revient souvent: le taux de couverture, en praticien·nes s’entend. L’OBSAN, Observatoire suisse de la santé, entité installée à Neuchâtel a pondu un rapport de 104 pages à ce sujet.
Prenons par exemple le calcul de besoins en médecins ophtalmologues (p.51), chiffres, cartes par cantons et tableaux croisés abondent. On s’aperçoit en lisant que l’OBSAN a coupé les cheveux statistiques en quatre: «Il faut savoir que les résultats ne reflètent pas le recours effectif aux prestations, mais le volume de prestations consommées auquel on pourrait s’attendre d’après les facteurs explicatifs se rapportant à la demande».

Cette phrase d’une prudence de Sioux est répétée 8 fois, pour chaque spécialité examinée dans ce rapport. Conscients des limites de leurs observations, les auteurs ajoutent en conclusion (p.70) que «le taux de couverture ne peut être interprété comme une mesure de l’insuffisance ou de la surabondance de l’offre que si l’on part du principe que l’offre ambulatoire actuelle dans toute la Suisse se situe à un niveau optimal».

L’espoir qu’on y arrive un jour fait vivre 😑.

Pourquoi ces deux serpents? © La porte-du-bonheur.com